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remarquer que ces paroles étaient sur un air bien différent de celles qu’il avait entendues la première fois : « Oh ! monsieur, reprit le prince, tout est bien changé ; le Danemarck nous manque, le parti anglais prévaut actuellement dans cette cour. En un mot, si, comme je le crois, l’intérêt de la France est d’abaisser la maison d’Autriche, elle n’a qu’un parti à prendre, c’est celui que je viens d’indiquer. » Et, en parlant, il laissait le projet sur la table, comme s’il ne se souciait pas de le garder. Valori, piqué, fit le geste de le remettre dans sa poche. « Laissez-le-moi, reprit le roi, c’est un papier de conséquence ; il faut l’examiner[1]. »

Les entretiens des jours suivans furent à peu près sur le même ton, bien qu’entremêlés à certains momens d’effusions de confiance dont la bonhomie apparente ne dissimulait pas suffisamment le calcul. Aussi, comme Valori, qui se défendait de son mieux, lui faisait observer avec quelque insistance que, pour demander un appui ostensible en Silésie, il fallait cependant qu’il commençât par appuyer lui-même ses prétentions de quelques titres que le roi d’ailleurs serait prêt à examiner : « Mais, monsieur, reprit Frédéric, mes titres sont bons et très bons, et si je n’ai pas tout dit, c’est que, m’attendant à une réplique de Vienne, j’ai réservé les meilleurs argumens pour les derniers. » — « Je lui demandai, écrit Valori, si ses argumens n’étaient pas trente pièces de vingt-quatre et quinze mortiers qui étaient en dehors de son arsenal et tout prêts à partir. Il se mit à rire et me dit : « En effet que ceux-là devaient persuader au-delà des autres. » Une autre fois : « Voyons, monsieur, s’écrie-t-il, comme si un trait de lumière le traversait, convenons d’un traité : donnons la Bohème à l’électeur de Bavière, c’est un si brave prince et si attaché à la maison de France ! .. Et puis, dites-moi vous-même en honnête homme ce que vous augurez des intentions de votre gouvernement. Ne sait-il pas que je suis son allié naturel en Allemagne[2] ? » Enfin, Valori lui ayant exprimé de la part de Belle-Isle le désir de s’entendre avec lui avant de se rendre à la diète : « Mais qu’il vienne ; outre le plaisir que j’aurai de le connaître, il y aura quelque chose de piquant avoir un général français dans une armée de Prussiens au milieu de la Silésie[3]. »

On conçoit sans peine qu’en transmettant à Belle-Isle lui-même cette invitation goguenarde, le diplomate, tout étourdi et ne sachant que croire d’une pensée fuyante qui semblait ainsi tour à tour et se

  1. Valori à Amelot (Correspondance de Prusse, ministère des affaires étrangères), 31 janvier, 4 février 1741.
  2. Valori à Amelot, 4, 11, 18 février 1741. (Correspondance de Prusse, ministère des affaires étrangères.)
  3. Ibid. 11 février 1741.