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de la France. » Puis, au marquis de Beauvau, qui venait prendre avant son départ une audience de congé, il dit tout haut avec affectation, de manière à être entendu et répété : « Je vais jouer une grande partie : si les as me viennent, nous partagerons. » Le soir, il y eut bal masqué au palais ; Frédéric y parut en domino, sans masque, prit part avec gaîté à tous les divertissemens, causa assez longuement, dans une embrasure de fenêtre, avec le ministre d’Angleterre, puis, au moment où on se séparait, il dit aux officiers qui l’entouraient : « Graissez vos bottes, nous partons[1]. »

Deux jours après, la frontière était franchie, et il écrivait de son quartier-général placé à Schleidnitz, premier poste de la Silésie : « Mon cher Podevvils, j’ai passé le Rubicon, enseignes déployées et tambour battant ; mes troupes sont pleines de bonne volonté, les officiers d’ambition, nos généraux affamés de gloire : tout ira selon nos souhaits ; mon cœur me présage tous les biens du monde, enfin un certain instinct, dont la cause nous est inconnue, me prédit du bonheur ou de la fortune. Je ne paraîtrai pas à Berlin sans m’être rendu digne du sang dont je suis issu et des braves soldats que j’ai l’honneur de commander. Adieu, je vous recommande à la garde de Dieu[2]. »

Pendant que Frédéric marchait sur la capitale de la Silésie, par la grande route de Vienne, un courrier prenait celle de France, emportant les lettres de Valori et de Beauvau au cardinal. Les deux envoyés ne parlaient pas de même. Beauvau, toujours convaincu du mauvais vouloir et même de la haine de Frédéric, croyait à la nécessité d’une action immédiate de la part de la France, il fallait, suivant lui, ou se jeter sur l’Autriche de concert avec la Bavière et la Prusse, afin d’avoir sa part des dépouilles, ou lui venir en aide en faisant payer son appui. Mais, de toute manière, il fallait agir, sans quoi le prince téméraire profiterait d’un premier succès pour se réconcilier avec Marie-Thérèse, et on aurait ensuite les deux jeunes souverains à la fois sur les bras : « Je crains toujours, disait-il, que Votre Éminence ne soit pas assez persuadée combien le roi de Prusse est un souverain dangereux. Sa conduite ressemble plus à un roman qu’à l’histoire ; mais le roman peut avoir les suites les plus funestes. » Valori était plus réservé ; dans sa pensée, il convenait d’attendre et de laisser Frédéric mettre le feu à l’Allemagne sans s’en mêler, du moins ouvertement. Cette conduite, assurait-il, nous fera rechercher de tout le monde sans donner de jalousie à personne. Tel était, en effet, le problème ; s’associer ou s’opposer à une

  1. Pol. Corr., t. I, 148. — Voltaire, Mémoires. — Frédéric, Histoire de mon temps.
  2. Pol. Corr., ibid.