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Le langage du grand-duc avait été si net, si fermé, si peu conforme à son caractère indécis, que tout le monde comprit par qui les termes en avaient été dictés. Il avait parlé comme si la reine eût été présente, et effectivement, dans un des entretiens qui suivirent, la reine se tenait si près de la porte qu’à un moment donné, trouvant qu’il était temps d’en finir, elle appela son mari et l’emmena avec elle dans l’intérieur de ses appartemens. Gotter, qui naturellement aurait dû insister pour la voir, n’osa même pas le demander, de crainte, écrivait-il à Podewils, de consommer tout à fait la rupture, en réalité pour éviter l’odieux d’une scène de violence avec une femme. Le murmure improbateur qui s’élevait de toutes parts autour de lui le troublait malgré son audace apparente. « Tout est ici en rumeur, écrivait-il ; on sonne le tocsin, on appelle au feu… Je me félicite de n’avoir pas poussé trop fort à la roue. Le roi est un prince éclairé, qui saura, j’espère, trouver un moyen de sortir de cette affaire avec honneur. » Il était plus explicite avec l’ambassadeur d’Angleterre. « Vous ne connaissez pas mon maître, lui disait-il. Vous ne savez pas à quel point il est obstiné et présomptueux. C’est un étrange mélange d’ambition et d’avarice[1]. » Puis, pour se tirer lui-même d’embarras, il sortit de Vienne sous prétexte qu’en attendant la réponse à ses dépêches, il allait faire une cure dans une station thermale du voisinage. La saison (on était en plein hiver) n’était pourtant guère favorable à ce genre de traitement[2].

Gotter ne pouvait guère se faire l’illusion qu’il fût temps encore de ramener son maître à des conseils de modération. Il n’avait dit que trop vrai en affirmant que les troupes prussiennes étaient déjà sur le territoire de Silésie. C’était le 20 qu’il était reçu par le grand-duc et, dès le 16, Frédéric avait quitté Berlin pour aller prendre le commandement de ses troupes. Il est probable que l’attitude de Botta lui avait appris qu’il n’avait point de faiblesse à attendre de la cour de Vienne, car, dans les derniers jours qui précédèrent son départ, il se décida enfin à mander le marquis de Valori, à qui il n’avait pas adressé la parole depuis six semaines.

Valori arriva, très perplexe, se demandant toujours si le bruit d’armes qui continuait à retentir de toutes parts était une réalité ou un jeu. Le premier entretien fut trop vague pour le tirer de peine. Le roi, loin de s’expliquer lui-même, cherchait à le faire parler. « J’attends toujours, dit-il, ce que pense M. le cardinal et ce que le roi votre maître est disposé à faire pour moi… » Puis il se répandit en louanges sur le cardinal, et comme Valori laissait

  1. Droysen, t. I, p. 178.
  2. Ibid., t. I, p. 180. — D’Arneth, t. I, p. 127. — Raumer, t. II, p. 21.