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documens publiés à Berlin que ce fut le jour même où lui fut annoncée la mort de Charles VI, que Frédéric avait fait connaître à ses conseillers le dessein arrêté de dépouiller la fille de son bienfaiteur. Pourquoi il avait jeté son dévolu sur la Silésie plutôt que sur toute autre partie du patrimoine de Marie-Thérèse, c’est ce qui s’explique tout simplement par ce motif que cette province, étant contiguë à ses propres états, y ajoutait un complément tout à fait à sa convenance, et se prêtait plus facilement à une mainmise imprévue et subreptice. Quant aux droits qu’il pouvait alléguer pour justifier cette annexion inattendue, on me permettra de ne pas m’en occuper pour plusieurs raisons. La première, c’est que ce côté de la question, comme on le verra, n’a jamais préoccupé Frédéric ; la seconde, c’est que, ces droits eussent-ils existé, ils étaient périmés depuis de longues années par l’effet de cette loi tutélaire de la prescription que les anciens jurisconsultes ont si bien nommée la patronne du genre humain. Fût-il vrai, comme M. Droysen s’efforce encore de l’établir à grand renfort de textes juridiques et diplomatiques, que quelques-uns des duchés de la Silésie avaient appartenu autrefois aux électeurs de Brandebourg, et n’avaient été cédés par eux que contre l’échange d’une autre principauté qui fut promise, mais non livrée : qu’importe ? Le plus récent de ces faits, vrais ou faux, remontait à 1660 ; depuis lors l’Autriche et la Prusse avaient vécu en paix pendant quatre-vingts ans, signé plus d’un traité d’alliance, et combattaient en commun, la veille encore, dans la dernière guerre. S’il est permis, après un si long oubli, de raviver des prétentions éteintes, quel prince, quel particulier même, — Macaulay le fait remarquer avec raison, — pourrait dormir en sécurité ? Soyons aussi francs que Frédéric lui-même, tenons-nous-en à l’aveu qu’il fit à Voltaire et que Voltaire, par pudeur, l’empêcha de livrer tout haut à la postérité. Convenons qu’il n’avait d’autre droit à invoquer que celui qu’il tenait de ses troupes prêtes à agir et de son épargne bien garnie ; ajoutons, si l’on veut, pour être complet : de la faiblesse et du malheur de Marie-Thérèse[1].

Quoi qu’il en soit, l’ordre fut signifié aux deux ministres Podewils et Schwerin d’avoir à préparer les moyens d’exécution d’un dessein dont on ne leur donna ni la permission, ni le loisir de discuter la convenance. Obéissant à la consigne, ils se mirent à l’œuvre, ou, comme ils le dirent dans un langage aussi noble et aussi élevé que leurs sentimens, à mâcher et à digérer cette affaire. Si la

  1. Voltaire, on le sait, raconte dans ses Mémoires que, Frédéric lui ayant confié le manuscrit de l’Histoire de mon temps, il lui fit effacer cette phrase : « Des troupes toujours prêtes à agir, mon épargne bien garnie, et la vivacité de mon caractère, c’étaient là les raisons que j’avais de faire la guerre à Marie-Thérèse. »