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on continuait à la croire telle, car nous étions extrêmement prudens. Au fond de sa conscience troublée, dans le plus profond de son cœur, orgueilleux et fanatique à la fois, elle était honteuse d’avoir humilié devant moi sa fierté, d’avoir cédé à mes désirs : elle était épouvantée et pleine d’horreur d’avoir quitté pour moi le bon chemin, d’avoir, pour moi, offensé son Dieu et violé ses devoirs. Tout cela, peut-être sans bien s’en rendre compte, elle voulait me le faire payer, car elle méjugeait très coupable. Ce que j’ai eu à subir d’elle n’a pas de nom. » N’est-il pas vrai que la plupart de nos romanciers, rencontrant une telle femme et la mettant en scène, ils n’eussent pu se tenir de railler eux-mêmes ce mélange de dévotion et d’amour et de nous donner à douter, chacun selon sa philosophie particulière, de la sincérité de cette dévotion ou de l’ardeur de cet amour ? Mais ils eussent eu tort. Nous voulons trop simplifier. La nature humaine est plus riche en contrastes que nous ne le croyons. Il y a là deux sentimens en lutte, également sincères, également irrésistibles, également forts, dont aucun ne peut parvenir à triompher de l’autre, qui déchirent le cœur où ils se combattent ; et, — nous espérons que le lecteur partagera notre opinion, — d’avoir suivi pendant tout un roman ce caractère si complexe, comme aussi, nous le montrant à vingt ans de distance du crime, d’avoir si exactement mesuré l’étendue des ravages accomplis par le remords dans cette âme naturellement fière, orgueilleuse, insolente même, ce n’est pas un mince mérite à l’auteur du Commandeur Mendoza.

Si ce caractère est espagnol, je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir. On abuse aujourd’hui de ce semblant d’explication. On dit : Ce caractère est bien espagnol, et cette façon de voir est bien anglaise ; j’en connais qui ne sont pour ainsi dire pas sortis de leur village et qui déclarent hardiment : Voici des mœurs furieusement chinoises et voilà des paysages prodigieusement sénégalais. On ne s’aperçoit pas que c’est s’arrêter à la surface des choses et proclamer modestement que ce que l’on n’a pas pu réduire à ses élémens doit être irréductible. Mais moi, qui ne connais ni le Sénégal ni la Chine, j’aime mieux croire que ce caractère, tout espagnol qu’il soit, ne laisse pas d’être humain, et c’est ici que la casuistique devient de la psychologie.

Il y a des natures grossières, qui n’ont que faire des distinctions de la casuistique ; elles obéissent à l’impulsion de la machine ; elles vont, naïvement sans hésitation comme sans remords, où leurs désirs les poussent ; elles suivent ce qu’on a nommé d’un mot honnête leur tempérament, et convaincues de l’infaillibilité de leurs sens, elles ne s’imaginent pas qu’on puisse être coupable ou répréhensible seulement, dès que l’on cède à la nature. N’essayez pas de le leur faire entendre : elles auraient beau le vouloir qu’elles ne vous comprendraient pas.