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qui, par une grâce toute personnelle d’insensibilité morale, n’ont jamais douté d’eux-mêmes, ni jamais senti, sous la leçon de l’expérience, que la vie de ce monde ne laissait pas d’être parfois une chose assez compliquée. J’en prendrai précisément pour exemple la question que s’est posée l’auteur du Commandeur Mendoza.

Un brave gentilhomme, don Fadrique Lopez de Mendoza, retiré du service, est venu se fixer, pour y achever paisiblement ses jours, dans son village natal de Villabermeja. Les souvenirs de sa vie d’aventures, les longues conversations avec ces compagnons d’enfance, la société du père Jacinto, dominicain, son ancien précepteur ou plutôt maître d’école, suffisent à remplir son existence, agréablement. Quand il est fatigué de vivre au village, il va passer quelques jours à la ville voisine, chez don José, son frère, où le babillage, les caresses, les cheveux blonds et les yeux bleus de doña Lucia, sa nièce, égaient ce fonds de misanthropie qu’un philosophe, — et le commandeur est un philosophe, — ne manque guère à rapporter de ses lointains voyages. L’enfant, un jour, lui confie un gros secret. doña Clara, l’une de ses amies, aime don Carlos et elle en est aimée ; par malheur, les parens ne veulent pas entendre parler de don Carlos, ou plutôt ne savent rien de l’amour qu’il a pour leur fille ; ils la destinent à don Casimiro de Solis, vieillard insignifiant, cacochyme, laid, ni riche, ni pauvre, et de plus leur cousin. C’est ici le problème. Si doña Blanca de Roldan, qui est une bonne mère, veut pourtant marier sa fille à don Casimiro, c’est que sa fille n’est pas la fille de don Valentin de Roldan. doña Clara est née d’un adultère. La malheureuse mère, dévorée depuis vingt ans par un remords inexpiable de l’unique faute qu’elle ait commise, a, dans la solitude, imaginé ce bizarre, cruel, et odieux moyen de réparation. Car, don Casimiro de Solis serait l’héritier naturel de don Valentin de Roldan, si doña Clara n’existait pas ; mais si l’on marie la jeune fille à don Casimiro, cette fortune, que sa mère ne veut pas qu’elle vole, ne retournerait-elle pas, sans bruit, et sans scandale, où elle devait légitimement aller ? Le lecteur voudra bien n’accuser que nous de l’apparence mélodramatique de ces combinaisons. Elles n’ont rien que de naturel dans le roman de l’auteur espagnol. Analyser, comme on dit, un roman, c’est, presque toujours, trahir le romancier. Il faut mettre devant ce qui est derrière, détruire l’ordonnance de l’œuvre, abréger, resserrer, écourter, mutiler, si bien que ce procédé qu’on croirait le plus fidèle, est au contraire le plus trompeur, et c’est pourquoi nous y répugnons. Il y a des occasions pourtant où l’on n’en peut guère employer un autre. C’en était une ici.

Je demande maintenant aux ennemis jurés de la casuistique s’il s’agit d’un conflit entre le devoir et l’intérêt, ou d’un conflit entre un devoir el un autre devoir. Quel est le devoir d’une femme que les