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mauvais vouloir pour la France que du désir de compromettre M. de Bismarck dans l’esprit du roi, de le mettre aux prises avec le parti militaire et en lutte avec le sentiment national.

En 1866, la rivalité de deux de nos ministres, M. Drouyn de Lhuys et le marquis de La Valette, eut pour nos destinées d’irréparables conséquences ; en 1867, ce fut l’antagonisme du comte de Bismarck et du comte de Goltz qui, pour une part, — la sincérité du ministre prussien étant admise, — se jeta à la traverse de la réconciliation que la cession du Luxembourg devait sceller entre la France et la Prusse. Il était dit qu’une malchance décidée présiderait dorénavant à toutes les combinaisons de la politique impériale. La fortune l’avait délaissée.

C’est au moment où les passions étaient le plus violemment déchaînées contre la France que M. Garnier-Pagès apparut à Berlin suivi de M. Herold et de M. Duclerc. L’éventualité d’un conflit avec la Prusse avait divisé le parti libéral français. Les uns pensaient que, pour éviter la guerre, le moyen le plus sûr était de la préparer et de ne pas reculer devant d’injustes prétentions : c’étaient les patriotes. Les autres croyaient à la fraternité des peuples, à l’efficacité des manifestes pacifiques : c’étaient les ligueurs de la paix. Il en était aussi qui ne s’inspiraient que de la haine du gouvernement impérial, prenaient le contre-pied de tous ses actes, l’accusant d’être pacifique lorsqu’il était belliqueux et belliqueux lorsqu’il était pacifique. Ils n’avaient qu’une visée, ils n’aspiraient qu’à le renverser, fût-ce sur les décombres de la France ; c’étaient les révolutionnaires. M. Garnier-Pagès était un humanitaire ; il se présentait à Berlin, au nom de la ligue de la paix dont il se disait l’envoyé. Il arrivait avec une ignorance absolue de l’état des esprits. Il se figurait que l’Allemagne était mûre pour la liberté, qu’elle la préférait à la grandeur et que le parlement du Nord n’hésiterait pas à faire acte révolutionnaire plutôt que de se prêter à la guerre. Il ne se doutait point du peu de cas que faisait le gouvernement prussien de manifestations dont il n’était pas l’inspirateur. Il comptait organiser des meetings ; il croyait à la puissance et à la contagion irrésistible de sa parole. Toutes les portes lui restèrent fermées. Le parti libéral lui tourna le dos, il embarrassa les progressistes qui le fêtèrent, mais clandestinement. Pour les radicaux allemands, la solidarité des peuples n’était autre chose que la domination universelle de la Prusse. La démarche de M. Garnier-Pagès fut méconnue, elle était inopportune et impolitique, elle n’eut aucun retentissement en Allemagne ; la presse ne s’en occupa que pour la persifler et en tirer des conclusions humiliantes pour notre amour-propre, et quant à M. de Bismarck, toujours ironique, il affecta de l’ignorer.


G. ROTHAN.