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même par les deux puissances ? Budberg, sans y être provoqué, l’affirme. La Prusse s’est empressée de nous faire savoir qu’elle adhérait à la proposition que nous avions faite à Pétersbourg au sujet de la Turquie, et elle nous a déclaré qu’en toutes circonstances elle réglerait son pas sur le nôtre en Orient. Elle nous fait beaucoup valoir cet empressement et cette condescendance ; mais certains symptômes nous permettent de supposer qu’elle a surtout le désir d’être agréable à la Russie. Il y a évidemment intimité entre Berlin et Pétersbourg ; on parle même d’un accord formé. Je ne pose pas ces questions en prévision d’une situation tendue, moins encore d’un conflit entre la Prusse et nous. Notre désir est d’entretenir avec elle les meilleurs rapports, et si, pour maintenir un juste équilibre, il s’agissait d’un agrandissement, cet agrandissement ne s’effectuerait dans aucun cas au détriment du territoire allemand. Tâchez d’amener le prince Gortchakof à une confession générale ; si elle est franche, la nôtre le sera aussi. »

Le baron de Talleyrand essaya de confesser le prince Gortchakof ; il le fit en le prenant par son faible. Il lui parla de la Turquie et de la nécessité de la pousser dans la voie des réformes morales et matérielles, il s’attendrit sur le sort des Grecs et des Bulgares, il s’attaqua aussi à sa vertu en éveillant ses convoitises. Il parla du continent, de la situation de l’Allemagne depuis les derniers événemens et de remaniemens éventuels. Mais, dans de certains momens, dès qu’on parlait Allemagne et remaniemens, le vice-chancelier ne comprenait plus ou faisait semblant de ne pas comprendre[1]. Son entendement était capricieux.

« Eh quoi ! s’écriait-il, vous me demandez ce que je pense de projets qui ne sont pas arrêtés dans votre pensée, vous me demandez de procéder par voie de suppositions ? Franchement, c’est vouloir renverser les rôles. Ce n’est pas à moi qu’il appartient d’entrer dans le domaine des hypothèses ; je risquerais de vous inspirer des idées ou des projets que peut-être vous n’avez pas conçus. Vous me dites que vos rapports avec la Prusse sont bons, et comme vous entendez respecter le territoire allemand, que vous n’avez rien à demander ni à l’Italie ni à la Suisse, vous m’autorisez à croire que c’est à l’Ibérie que vous songez. »

M. de Talleyrand était au pied du mur. Le vice-chancelier avait passé tous nos voisins en revue, il n’en avait oublié qu’un seul, et c’était précisément celui qui nous intéressait particulièrement.

  1. Lettre du baron de Talleyrand. « Le moindre symptôme d’un rapprochement entre Paris et Berlin éveille ici des inquiétudes et des jalousies. Le prince Gortchakof se défend mal de ces sentimens dès que je fais sonner un peu haut nos bons rapports avec la cour de Prusse ; il a toujours dans ces momens un mot piquant à l’adresse de M. de Bismarck ou sur le crédit de M. de Goltz aux Tuileries. »