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conditions dans lesquelles ce voyage serait fait. Sa santé, d’une apparence si belle et en réalité si misérable, pouvait nous causer de graves embarras ; il fallait toujours veiller sur lui, et c’était là une tâche qu’il m’eût été malaisé d’accomplir tout seul. Je me décidai donc à emmener avec nous mon valet de chambre, Corse d’origine, ancien dragon, nommé Sassetti, homme dévoué sur lequel je pouvais compter dans des circonstances difficiles et qui, dans bien des cas, pouvait me remplacer près de Flaubert lorsque les hasards de la route ou du travail me forceraient à m’éloigner de lui pendant quelques instans. C’était un surcroît de dépense, mais c’était aussi un surcroît de sécurité, et je n’hésitai pas.

Le 28 octobre, nous fîmes le repas des adieux. Théophile Gautier, Louis de Cormenin, Bouilhet, Flaubert et moi, réunis au Palais-Royal, dans un cabinet du restaurant des Trois Frères provençaux, nous passâmes la soirée à deviser d’art, de littérature, d’antiquités. Flaubert, exalté, parlait de découvrir les sources du Nil ; Gautier m’engageait à me faire musulman, afin d’avoir le droit de porter des vêtemens de soie et d’aller baiser la pierre noire à la Mecque ; Louis de Cormenin avait le cœur gros de me voir partir, et Bouilhet mâchonnait silencieusement le bout de son cigare, après nous avoir recommandé de penser à lui toutes les fois que nous nous trouverions en présence d’un souvenir de Cléopâtre. En se séparant, on se donna une bonne accolade et on se dit au revoir. — « Le rapide » n’existait pas alors, et il y avait loin de Paris à Marseille. Le 29, nous prîmes la diligence, puis le bateau à vapeur de Châlon à Lyon, puis les bateaux du Rhône jusqu’à Valence, où le brouillard nous arrêta, puis une voiture de poste jusqu’à Avignon, et enfin le chemin de fer qui, le 1er novembre, après quatre jours de route et de transbordemens, nous déposa à Marseille. C’est de cette époque que j’ai pris l’habitude d’écrire chaque soir l’emploi de ma journée, habitude à laquelle je suis resté fidèle et qui assure à mes souvenirs une sincérité complète. Le 4 novembre, par un ciel brumeux et mauvais temps au large, nous montâmes à bord du Nil, grand paquebot de 250 chevaux, qui marchait en titubant comme un homme ivre et qui n’avançait guère. Je ne répondrais pas que Flaubert n’ait senti se réveiller ses regrets ; il resta longtemps debout devant le bastingage de bâbord, regardant les côtes de Provence, qui peu à peu disparaissaient sous les brumes de l’éloignement. Après onze jours de roulis, de tangage, de coups de vent, de mer démontée, la terre d’Égypte fut enfin signalée et, le samedi 15 novembre 1849, nous prenions pied à Alexandrie.


MAXIME DU CAMP.