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la citadelle. Le roi Guillaume avait dit au roi grand-duc, dans son télégramme du 28 mars, qu’avant de se prononcer, il aurait à consulter les puissances signataires de 1839. M. de Bismarck, devant le parlement, avait aggravé cette déclaration en ajoutant de son chef à cette réserve deux conditions de plus : il faisait dépendre la cession et l’évacuation de l’avis de ses confédérés, et du sentiment allemand, dont le Reichstag, disait-il, était l’organe autorisé. Il pouvait donc, à sa guise, faire avorter les efforts de la diplomatie, il lui suffisait de peser sur les cours allemandes et d’exciter les passions nationales. Il avait de plus la Russie dans son jeu ; elle pouvait, par son inertie, entraver les efforts que tentaient l’Autriche et l’Angleterre.

Le prince Gortchakof, qu’on a appelé un ministre du XVIIIe siècle égaré dans la politique de l’électricité, se complaisait, au commencement de 1867, dans le rôle des Célimènes. Il ne décourageait personne. Il agréait à la fois les déclarations de la Prusse et celles de la France. Toutefois, il marquait des préférences ; il affirmait, il exagérait même son intimité avec Berlin[1], mais il laissait entendre à Paris, par M. de Budberg, qu’en politique il n’est pas de liens indissolubles, et qu’en matière d’alliance, le succès est en général au plus offrant. En affectant pour la Prusse des tendresses particulières, il attisait nos jalousies, il excitait nos craintes et stimulait nos appétits. C’est ce qu’on a appelé un jour, en termes un peu risqués, la politique des cantharides. Il essaya d’y revenir plus tard après les fâcheuses expériences du congrès de Berlin ; il espérait qu’en affectant pour la France une sollicitude passionnée, il inquiéterait la Prusse et la ramènerait à ses premières amours. M. de Bismarck était volage ; déjà son inconstance l’avait poussé vers l’Autriche.

Mais, au mois de mars 1867, le prince Gortchakof était courtisé à la fois par le prince de Reuss et le baron de Talleyrand. C’était le prince de Reuss qui tenait la corde. Il était à Saint-Pétersbourg, comme il l’avait été en d’autres temps à Paris, le diplomate chéri de la cour. Sa situation était privilégiée. Il voyait l’empereur dans l’intimité, il était admis aux petits soupers de la princesse Dolgorouki. Il puisait ses renseignemens aux sources les plus intimes et les plus autorisées. On ne lui laissait rien ignorer de ce qui se disait et se faisait à Paris. C’est par lui que le comte de Bismarck avait appris que nos négociations avec le gouvernement hollandais étaient ouvertes. Ce fut lui aussi qui à notre grand déplaisir, étonna la cour de Russie en lui apprenant, dès le 3 avril, que le Luxembourg nous était refusé à La Haye, à l’heure même où M. de Talleyrand

  1. Lettre du baron de Talleyrand. « Le vice-chancelier veut à tout prix bien vivre avec Berlin ; il s’applique en toute occasion à faire croire à une intimité plus grande que ne l’admet la légation du roi Guillaume à Pétersbourg. »