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symétrie par l’équilibre le plus commode, le parallélogramme des forces par le parallélogramme des désirs, la résultante en diagonale par la moyenne des intérêts, l’ordre par la plus grande coexistence de satisfactions possibles, l’harmonie par la mutualité des services et conséquemment des jouissances. En un mot, la beauté des formes mathématiques est un symbole du bonheur. De là vient que nous répandons sur les dessins de l’éternelle géométrie un reflet de notre sensibilité et de notre activité, qui change les formules de la nécessité en formules du bonheur et de l’amour. Ce n’est donc pas la beauté, encore moins « la plus parfaite et la plus divine, » qui paraît être le vrai secret du monde ; c’est plutôt, semble-t-il, le besoin de persévérer dans l’être et dans ce sentiment intime de l’être qui est la joie.

Allons plus loin et demandons-nous si la prétendue perfection des formes, principalement des formes géométriques, n’est pas au fond une réelle imperfection, quand on la considère indépendamment du plaisir qu’elle nous procure. La simplicité, la pureté, l’exactitude, la régularité des formes géométriques viennent en réalité de ce qu’elles sont abstraites, c’est-à-dire incomplètes. L’insuffisance de notre vue nous fait apercevoir dans la nature des lignes sensiblement droites, des cercles sensiblement ronds, comme celui de la pleine lune ou du soleil, des surfaces sensiblement planes, comme celle de la mer qui, vue de près, paraît sillonnée et, vue de loin, s’aplanit. Toute vue incomplète des choses est une simplification et une généralisation de ces choses, où l’accident particulier disparaît ; c’est une sorte d’abstraction naturelle. En même temps, c’est un perfectionnement géométrique : les lignes se redressent, les courbes plus ou moins brisées s’adoucissent, les surfaces s’aplanissent, les solides prennent des formes plus simples et plus régulières. Le perfectionnement géométrique est donc en réalité un appauvrissement du réel, une réduction à l’esquisse, au squelette, à la silhouette élémentaire.

La perfection des formes mathématiques, résultant de l’élimination des propriétés relativement accidentelles, est, comme on l’a fort bien dit, un caractère négatif et non positif ; car élimination, c’est négation. « Une droite n’est autre chose que la trajectoire d’un mobile qui va d’un point vers un autre et vers cet autre seulement ; l’équilibre n’est que l’état où se trouve un corps lorsque la résultante des forces qui le sollicitent est nulle… Est-il donc si évident que les figures géométriques soient supérieures à la réalité[1] ? » On ne saurait mieux dire ; mais le raisonnement de M. Boutroux

  1. Boutroux, la Contingence des lois de la nature, p. 55.