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de Créqui, cet homme étrange qui s’habillait toujours en femme, en sut quelque chose lorsqu’il commença à publier le Val funeste en feuilleton. « C’est le vol funeste, » dit Génin, qui fit paraître la fin du roman, que De Courchamp avait copié dans je ne sais plus quel bouquin oublié. Un jour que j’étais au ministère, dans son cabinet, et que j’allais prendre congé, je vis entrer un de mes anciens proviseurs ; nous échangeâmes un regard de surprise, et un salut sans expansion. J’appris par Génin qu’il s’était enquis de moi et que, reconnaissant le garnement dont il n’avait jamais eu à se louer, il s’était écrié en levant les bras au ciel : « Et l’on a décoré cet élève-là ! »

Nous devions quitter Paris le 29 octobre, Flaubert avait conduit sa mère à Nogent-sur-Seine dans sa famille et était venu prendre logis chez moi le 26 ; je l’ignorais. Le soir, lorsque je rentrai, mon domestique m’avertit qu’il était arrivé. Je le cherchai d’abord vainement dans mon cabinet et je finis par l’apercevoir couché tout de son long, à plat, sur une peau d’ours noir qui était étendue devant la bibliothèque. Je crus qu’il dormait ; un soupir me détrompa. Jamais je ne vis une telle image de faiblesse et de prostration ; sa haute taille et sa force colossale la rendaient extraordinaire. à mes questions il ne répondait que par des gémissemens : « Jamais je ne reverrai ma mère, jamais je ne reverrai mon pays ; ce voyage est trop long, ce voyage est trop lointain, c’est tenter la destinée. Quelle folie ! Pourquoi partons-nous ? » J’étais consterné ; une telle révélation me remplissait de stupeur. Il me raconta qu’en quittant Croisset, il avait laissé son cabinet dans l’état habituel, comme s’il devait y rentrer le lendemain ; sur la table le livre ouvert à la page commencée, la robe de chambre jetée sur le fauteuil, les pantoufles près du lit. « Ça porte malheur, me dit-il, de prendre des précautions. » Puis, faisant allusion à la mort de ma grand’mère, il ajouta cette parole cruelle : « Tu es heureux, il ne reste personne derrière toi. » Je laissai passer la nuit sur cette défaillance, mais le lendemain, avant que Flaubert fût levé, j’allai dans sa chambre et) je lui dis : « Nul engagement ne te lie à moi, tu es absolument libre ; si ce voyage te semble au-dessus de tes forces, il faut y renoncer ; je partirai seul. » Le combat fut rapide : « Non, s’écria-t-il, je serais si ridicule que je n’oserais plus me regarder. » — L’arrivée de Bouilhet et de Louis de Cormenin, qui venaient nous tenir compagnie pendant les dernières journées, lui fut une diversion ; il secoua sa torpeur et se retrouva’ lui-même, ou du moins il en eut l’air et fit bonne contenance.

Du moment que Flaubert avait résolu de venir avec moi, j’avais dû modifier, non pas l’itinéraire de mon voyage, mais les