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nouvelle preuve de finalité esthétique, d’art et de convenance. La tentative est digne d’intérêt et nous amène vraiment au cœur de ces hautes questions. On sait que Descartes admettait la conservation de la même quantité de mouvement dans l’univers ; Leibniz corrige le principe cartésien. « On pourrait, dit-il, établir une autre loi de la nature, que je tiens pour la plus universelle et la plus inviolable, savoir qu’il y a toujours équation entre la cause pleine et l’effet entier. Elle ne dit pas seulement que les effets sont proportionnels aux causes, mais de plus que chaque effet entier est équivalent à la cause. Et quoique cet axiome soit tout à fait métaphysique, il ne laisse pas d’être des plus utiles qu’on puisse employer en physique, et il donne le moyen de réduire les forces à un calcul de géométrie[1]. » Leibniz ne s’aperçoit pas que son principe d’équivalence est simplement le principe de causalité, qui, s’il est « métaphysique, » n’est pas pour cela esthétique ou moral. La persistance, l’équivalence des forces, l’équation des effets aux causes, sont précisément la négation de toute création effective dans le monde et, au fond, de toute action créatrice comme de toute liberté. Leibniz, pour démontrer sa loi, s’applique à faire voir que, dans l’hypothèse où la force ne serait pas persistante, il y aurait des choses « tirées de rien, ce qui serait une absurdité manifeste. » — Assurément ; mais Leibniz travaille ainsi contre lui-même, car l’axiome Nihil ex nihilo est la formule du déterminisme et du mécanisme universel, non de la contingence et de la convenance. De même, pour la formule : In nihilum nil posse reverti, autre conséquence du principe de causalité et d’équivalence des forces[2].

  1. Dutens, III, p. 196, 197.
  2. .Comme M. Ravaisson, M. Janet accepte la doctrine de Leibniz sur la prétendue contingence et sur la prétendue finalité des lois du mouvement. « Ces lois ne contiennent, dit M. Janet, aucune nécessité a priori ; le contraire n’en implique pas contradiction. Nulle contradiction en effet à ce que la force s’épuise en se manifestant : on ne voit pas pourquoi une cause se retrouve toujours après l’effet tout aussi entière qu’au commencement ; on ne voit pas non plus pourquoi la nature agit par degrés et non par soubresauts. « (Les Causes finales, p. 661.) M. Janet ne nous semble pas avoir bien compris en quoi consiste le principe de la persistance de la force ou l’équation entre l’effet et la cause. Une cause ne se retrouve pas « tout entière » après l’effet ; si par exemple je communique du mouvement, j’en perds autant que j’en communique. Leibniz a précisément montré que, s’il en était autrement, « quelque chose viendrait à rien, » deviendrait rien, ce qui contredit l’axiome de causalité et même au fond l’axiome d’identité. La « contingence » apparente n’est donc ici qu’un effet de notre ignorance ; quelqu’un qui ignorerait les théorèmes antérieurs de la géométrie pourrait trouver « très beau » et tout à fait « contingent » ce fait que la perpendiculaire abaissée du sommet d’un triangle isocèle partage la base en deux moitiés précisément égales ; le contraire est pourtant impossible, étant contradictoire. De même pour « la loi de continuité, » que M. Janet croit contingente : comment passer d’un point à un autre dans l’espace et dans le temps, d’un « degré » à un autre dans la quantité, sans passer par les points ou degrés intermédiaires ? Un soubresaut est mathématiquement absurde.