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parfois devenir inutile, comme les vestiges de pattes chez le boa, d’épaule chez l’orvet, de doigts et d’ongles chez certains oiseaux, cet organe reste toujours à sa place symétrique, tant il est vrai que l’utilité ultérieure des parties n’est pas tout et qu’il faut considérer d’abord leur place mécaniquement nécessaire et fixe dans la structure générale de l’être. C’est alors, souvent, que l’inutile prend l’apparence d’une recherche du beau. Emerson remarque, dans un de ses essais, que ce que la nature a jadis créé afin de pourvoir à un besoin devient ensuite un ornement ; il cite en exemple la structure d’un coquillage de mer ; les organes qui, à une certaine période de sa croissance, ont été la bouche, se trouvent à une autre période rejetés en arrière et deviennent des nœuds ou des épines dont le coquillage est paré. M. Spencer, généralisant cette remarque, montre que l’utile devient beau quand il a cessé d’être utile[1]. Cette beauté n’est donc au fond que du nécessaire devenu superflu.

La loi en quelque sorte utilitaire de Cuvier sur la corrélation des fonctions, — encore invoquée journellement par la philosophie classique, quoiqu’elle ne témoigne rien en faveur des causes finales, — est une loi dérivée et secondaire ; les fonctions résultent surtout du milieu auquel les organes ont dû s’approprier : ainsi, le vol de l’oiseau tient à l’air, la natation du poisson à l’eau. La loi de Geoffroy Saint-Hilaire sur la connexion des parties est primitive et plus essentielle. Esthétique en apparence, elle est en réalité toute mécanique. C’est qu’en définitive elle tient à la génération même des organes et des êtres, qui proviennent les uns des autres et se sont transmis l’un à l’autre leur structure. Tous les organes du végétal ne sont que la feuille transformée ; dans l’animal vertébré, le cerveau n’est qu’une vertèbre accrue et dominante. Un même mécanisme général se retrouve au fond de tous les êtres vivans, et l’espèce, avec son idéal distinct et prétendu spécifique de perfection ou de beauté, conséquemment sa cause finale, n’est plus aux yeux des naturalistes de notre époque qu’une résultante plus ou moins provisoire, causée par la division des fonctions entre les organes ou par l’appropriation mécanique des organes aux divers milieux. À cette théorie se rattachent les doctrines de Darwin sur l’origine et la transformation des espèces, qui réduisent plus évidemment encore à un jeu des lois mécaniques les variations en apparence esthétiques de l’art naturel, ou ce que le spiritualisme appelle les « plans » de l’art divin[2]. Si donc il est vrai de dire que la nature n’est pas utilitaire partout, au moins d’une manière directe, c’est précisément parce

  1. Essais de morale et d’esthétique, trad. Burdeau, p. 53.
  2. « L’unité de plan, dit par exemple M. Janet, est aussi conforme à l’idée d’une sagesse primordiale que l’utilité des organes. » (Les Causes finales, p. 634.)