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saint Grégoire le Thaumaturge, un saint tout à fait oriental, et qui suit la règle de saint Basile. Ainsi un grand changement s’est produit d’une époque à l’autre, et nous voyons, pour ainsi dire, la Grèce qui revient prendre possession des pays qu’elle avait perdus. Il est donc vrai de prétendre que la Calabre, qui était romaine sous les Romains, est redevenue grecque au commencement du moyen âge ; et M. Lenormant ajoute, ce qui complète sa démonstration, qu’elle l’est redevenue peu à peu. Il nous fait suivre pas à pas les progrès de l’hellénisme chez elle. C’est seulement au Xe siècle que l’œuvre fut achevée ; il ne reste plus alors dans ces contrées aucune trace de la domination de Rome, et l’Italie du Midi est tout à fait grecque de cœur, comme de mœurs et de langue[1].

Mais ici un doute se présente à l’esprit : si les faits se sont passés comme on vient de le dire, n’est-on pas forcé de modifier les idées qu’on a d’ordinaire sur l’empire byzantin ? Peut-on croire qu’un empire qui est parvenu à reconquérir un pays où Rome avait mis sa main puissante et à y effacer cette empreinte qui partout ailleurs est éternelle, fût vraiment aussi faible, aussi usé qu’on le suppose, et ne faut-il pas admettre qu’il possédait une force de propagande, de vitalité, d’assimilation qui rappelle l’hellénisme des temps classiques ? M. Lenormant ne recule pas devant cette conséquence ; il soutient que rien n’a été plus mal jugé des Occidentaux que l’empire grec de Constantinople. « Par une fortune bizarre, dit-il, deux ordres de préjugés aussi aveugles l’un que l’autre se sont trouvés d’accord pour le travestir : les préjugés catholiques exagérés, vivant sur de vieilles rancunes et des malentendus qui remontent aux croisades, et ne pouvant pas admettre la puissance de vie spirituelle et civilisatrice qu’a su conserver, au traversée toutes ses vicissitudes, une église séparée de l’unité romaine ; les préjugés philosophiques du XVIIIe siècle, incapables de comprendre un empire chrétien avant tout, et presque ecclésiastique, où les grandes questions de théologie agitaient profondément les esprits, où les évêques et les moines ont toujours tenu un rang prépondérant. » C’est ainsi qu’on était arrivé à regarder l’empire byzantin comme le dernier terme de l’affaissement moral et de l’imbécillité sénile.

Aujourd’hui, grâce aux travaux des érudits hellènes, de Paparrigopoulos, de Zambellis, de Sathas, on commence à lui rendre plus

  1. Il faut remarquer que la langue qu’on parlait en Italie au moyen âge et qui nous est conservée dans les diplômes et les coutumes de ce temps, celle dont on se sert encore à Bova, dans la Calabre, et dans certains villages de la terre d’Otrante n’est pas la langue d’Hérodote et de Platon ; c’est celle du bas-empire, quelque chose qui ressemble au romaïque d’aujourd’hui. M. Zambellis l’a prouvé dans un ouvrage publié à Athènes en 1864 et que cite M. Lenormant.