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il voulait arriver, et, en réalité, il n’arrivait nulle part. Trois années d’un labeur assidu s’écroulaient sans résultat ; toute l’œuvre s’en allait en fumée. Bouilhet et moi, nous étions désespérés. Après chaque lecture partielle, Mme Flaubert nous prenait à part et nous disait : « Hé bien ? » Nous ne savions que répondre.

Avant l’audition de la dernière partie, Bouilhet et moi, nous eûmes une longue conversation et il fut résolu que nous aurions vis-à-vis de Flaubert une franchise sans réserve. Le péril était grave, nous ne devions pas le laisser se prolonger, car i ! s’abaissait d’un avenir littéraire dans lequel nous avions une foi absolue. Sous prétexte de pousser le romantisme à outrance, Flaubert, sans qu’il s’en doutât, retournait en arrière, revenait à l’abbé Raynal, à Marmontel, à Bitaubé même, et tombait dans la diffusion du pathos. Il fallait l’arrêter sur cette voie où il perdrait ses meilleures qualités. Il nous fut douloureux de prendre cette détermination, mais notre amitié et notre conscience nous l’imposaient. Le soir même, après la dernière lecture, vers minuit, Flaubert, frappant sur la table, nous dit : « A nous trois maintenant, dites franchement ce que vous pensez. » Bouilhet était fort timide, mais nul ne se montrait plus brutal que lui dans l’expression de sa pensée, lorsqu’il était décidé à la faire connaître ; il répondit : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler. » Flaubert fit un bond et eut un cri d’horreur. Alors commença entre nous trois une de ces causeries, à la fois sévères et fortifiantes, comme seuls peuvent en avoir ceux qui sont en pleine confiance et professent les uns pour les autres une affection désintéressée. Nous disions à Flaubert : « Ton sujet était vague, tu l’as rendu plus vague encore par la façon dont tu l’as traité ; tu as fait un angle dont les lignes divergentes s’écartent si bien qu’on les perd de vue ; or, en littérature, sous peine de s’égarer, les lignes doivent être parallèles. Tu procèdes par expansion ; un sujet t’entraîne à un autre, et tu finis par oublier ton point de départ. Une goutte d’eau mène au torrent, le torrent au fleuve, le fleuve au lac, le lac à l’océan, l’océan au déluge ; tu te noies, tu noies tes personnages, tu noies l’événement, tu noies le lecteur, et ton œuvre est noyée. » Flaubert regimbait, il nous répétait certaines phrases et nous disait : « C’est cependant beau ! « Nous ripostions : « Oui, c’est beau, nous ne le nions pas, mais c’est d’une beauté intrinsèque qui ne sert en rien au livre lui-même. Un livre est un tout dont chaque partie concourt à l’ensemble, et non pas un assemblage de phrases qui, si bien faites qu’elles soient, n’ont de valeur que prises isolément. » Flaubert s’écriait : « Mais le style ? » Nous répondions : « Le style et la rhétorique sont deux choses différentes que tu as confondues ; rappelle-toi le précepte