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des hangars mal fermés, où pénètrent librement le froid de la nuit et les exhalaisons humides des marais. Ils s’y entassent, quand la nuit est venue, trempés de sueur, brisés de fatigue, au milieu d’une saleté repoussante. « Nulle part, dit M. Lenormant, bouge plus infect n’abrite des créatures humaines. » On se figure aisément quels ravages fait la malaria parmi les malheureux qui n’ont pas d’autre asile. Une des principales raisons qui perpétue ces misères, c’est qu’il n’y a pas de pays au monde où la propriété soit moins partagée. Près de l’ancienne Héraclée, M. Lenormant a traversé le domaine de Policoro, qui a 140 kilomètres carrés, et qui appartient au prince de Gerace. « Vingt-cinq mille têtes de bétail, des buffles en grande partie, paissent dans les prairies marécageuses qui s’étendent du côté de la mer. Pour les parties du domaine qui sont en labour, leur exploitation emploie quatre mille hommes au temps des grands travaux et deux cent cinquante seulement le reste de l’année. » Le propriétaire ne vient jamais visiter son domaine. Il laisse l’autorité à des intendans qui le volent et qui rançonnent les fermiers. Aussi tous les anciens abus, dont les intendans profitent, sont-ils pieusement conservés. Aucune de ces améliorations sérieuses qui demandent la présence du maître n’a jamais été introduite dans la culture des champs. On se sert des procédés qui étaient en usage du temps de Pythagore ; la charrue qu’on emploie n’a pas changé depuis l’époque où les Grecs vinrent apprendre aux Œnotriens l’art de cultiver le blé. Rien ne se modifie dans ce malheureux pays, rebelle au progrès. Le mal dont il souffre est celui même que signalait Pline l’ancien, dans cette phrase célèbre : « Ce sont les grands domaines qui ont perdu l’Italie : Latifundia perdidere Italiam. » Les mêmes causes, après dix-sept siècles, produisent encore les mêmes effets et elles exigent les mêmes remèdes. M. Lenormant se demande si l’on ne sera pas obligé d’en venir, dans les Calabres, à quelque remaniement de la propriété. C’est ce que voulaient faire les Gracques lorsque, pour créer cette classe de petits propriétaires qui fait la force des états, ils partageaient entre les plébéiens les terres publiques qu’avaient usurpées les nobles. C’est ce qu’on a fait de nos jours en Russie, c’est ce qu’on essaie en ce moment pour l’Irlande ; c’est ce que l’Italie elle-même a exécuté avec succès dans la Pouille. Dans tous les cas, il y a quelque chose à faire. « Jusqu’ici, dit M. Lenormant, la révolution italienne est restée exclusivement bourgeoise. Le peuple, surtout celui des campagnes, n’en a connu encore que les charges, l’énorme aggravation des impôts, le fardeau de la conscription, le renchérissement universel des choses, le cours forcé d’un papier-monnaie déprécié. Certes c’est beaucoup que la satisfaction du sentiment national ; mais l’homme n’est pas un pur esprit qui vive uniquement de satisfactions