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son tour dans le bassin d’Arcachon et à l’île de Ré, où elle a si bien réussi. On élève aussi des moules dans le mare piccolo, et elles y sont d’une qualité parfaitement saine et d’un goût exquis. M. Lenormant nous apprend que c’est encore une tradition antique et que « cette culture était pour les Grecs de Cumes une source de richesses si importante qu’ils ont fait de la moule le type le plus habituel de leurs monnaies. » Dans un long trajet de chemin de fer, n’ayant rien de mieux à faire, il cause avec un chanoine de Catanzaro, à côté duquel il est assis. Le chanoine, qui se trouve être un gourmet, lui décrit en grands détails les meilleures recettes pour engraisser et accommoder les ghiri, c’est-à-dire les loirs, qui constituent un des mangers les plus délicats de la cuisine calabraise. Ne soyez pas trop étonnés : c’est toujours un reste de l’antiquité. « Ces jolis petits rats des arbres fruitiers, nous dit M. Lenormant, que l’on appelait en latin glires, étaient hautement appréciés des gourmands de Rome. Pétrone, Martial et Ammien Marcellin en parlent comme à un mets très recherché. Il y eut même un temps, quand la république s’efforçait encore de garder la sévérité des vieilles mœurs, où ses lois somptuaires interdisaient de faire paraître des loirs sur les tables, aussi bien que certaines espèces de frutti di mare, et que les oiseaux étrangers. Varron donne, pour les engraisser, une recette fort analogue à celle de mon chanoine, et Apicius la manière la plus estimée de les accommoder. Galien dit que ce furent les Grecs italiotes qui, les premiers, inventèrent d’élever et de manger les loirs, et il ajoute que de son temps les meilleurs venaient de la Lucanie et du Brutium. Ç’a donc toujours été une célébrité locale. »

Je dois dire que les digressions de M. Lenormant sont d’ordinaire beaucoup plus graves. Il y en a une surtout que je signale aux politiques, aux économistes, à tous les gens sérieux que préoccupent les questions sociales, qui veulent connaître partout la condition des ouvriers, des paysans, et pénétrer dans ces régions inférieures où les grandes révolutions se préparent. Les laboureurs de la Calabre, comme ceux de la Pouille, ont une façon presque militaire de cultiver les champs qui étonne beaucoup les voyageurs. Dans ces vastes plaines, sous un soleil implacable, on voit quelquefois jusqu’à vingt ou trente charrues marcher en ligne devant elles, ou bien un front de plusieurs centaines d’hommes qui s’avancent en retournant La terre avec la houe. Devant eux, le fattore, ou intendant, passe à cheval, surveillant son monde, l’excitant à la besogne et ne ménageant pas les injures à ceux qui faiblissent. Ces ouvriers n’habitent pas les campagnes qu’ils cultivent ; ils viennent des villes voisines à l’époque des semailles et de la moisson. Médiocrement payés, peu vêtus, mal nourris, leur condition est une des plus misérables qu’on puisse imaginer. Le soir, ils n’ont pour reposer que