Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suppliciés et des drabans suédois. Les opérations reprirent au printemps, les deux armées se joignirent à Poltava, le 27 juillet. Il serait superflu de redire les péripéties de cette journée fameuse, la ruine du jeune fou qui voulait recommencer les conquêtes d’Alexandre dans le siècle de Louis XIV et de Pierre Ier. Mazeppa, abandonné par la plupart de ses Kosaks, après d’inutiles prouesses, dut fuir aux côtés de son royal allié. Nous avons vu tout à l’heure comment les poètes se sont rencontrés pour chanter la fuite tragique dans les forêts d’Ukraine, le passage du Dnièpre dans les barques des Zaporogues, l’agonie des vaincus à Bender. Les deux épopées, celle du conquérant Scandinave et celle de l’aventurier kosak, devaient finir là misérablement dans la masure d’un pacha turc. Pierre fit offrir à la Porte jusqu’à 300,000 thalers si elle voulait lui livrer l’hetman rebelle ; mais celui-ci avait emporté deux tonneaux d’or et pouvait lutter au Seraï. Mazeppa ne fut pas inquiété ; l’année suivante, il s’éteignit de vieillesse, de tristesse peut-être, dans le faubourg de Bender. Des chrétiens de Bessarabie portèrent ses restes à Galatz ; on les ensevelit dans le monastère de Saint-George, sur la falaise du Danube. Un Kosak ne sait dormir qu’au bord d’un grand fleuve ; le Danube est beau ; pourtant ce n’est pas le Dnièpre, où passent des filles d’Ukraine couronnées de mauves et de bluets. — Laissons l’épilogue à Pouchkine : il a clos ces récits par une page dont Virgile n’eût pas désavoué la grandeur mélancolique.

Cent ans ont passé ; que reste-t-il de ces vaillans, de ces superbes, dominés par leurs passions furieuses ? Leur génération s’est évanouie, avec elle ont disparu les sanglans vestiges de leurs efforts, de leurs victoires, de leurs malheurs. Toi seul, héros de Poltava, tu t’es érigé un monument grandiose, en poliçant l’empire du Nord, en assurant sa fortune militaire. À la place où des moulins aux grandes ailes couvrent, gardiens pacifiques, les remparts abandonnés de Bender, où les bœufs aux cornes aiguës paissent entre les tombes des héros, — on voit le dernier vestige d’une maison ruinée, trois degrés à demi disparus sous la mousse et l’effort des terres : ils parlent seuls du roi suédois ; du haut de ces marches, le soldat insensé, entouré de ses serviteurs, brava l’assaut furieux des hordes turques et jeta son épée sous l’enseigne du pacha. En vain le voyageur pensif chercherait là le tombeau de l’hetman ; Mazeppa est oublié depuis longtemps ; un seul jour chaque année, les cathédrales tremblent à son nom, proféré dans le terrible anathème. Mais la sépulture des deux martyrs s’est conservée, confondue parmi les tombes des saints légendaires ; une église l’abrite pieusement. À Dikanka, survit une vieille forêt de chênes,