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banquet : on le releva garrotté, on l’expédia sur cette route de Moscou qui finissait en Sibérie. — On a écrit en Russie des volumes sur la vie de l’hetman : je n’y trouve qu’une répétition constante de ces luttes fastidieuses : les lecteurs ne me suivraient pas si je m’y attardais. Pourtant c’est là toute l’histoire de Mazeppa, c’est l’histoire de tant d’autres qui ont marqué dans leur temps, c’est l’histoire. Regardez-la de près, changez les millésimes et les noms, vous la réduirez presque toujours à ces trois mots : arriver, se maintenir, écarter les autres. Cela s’appelle un jeu puéril, quand des enfans s’y livrent sur une poutre ; cela se nomme la politique, la gloire, quand les enfans sont grands et que la poutre est le pouvoir souverain. Les plus forts et les mieux doués de la race humaine se sont de tout temps destinés à ce jeu. Quelle est donc l’inquiétude et la folie de notre âme, qui n’a pas su trouver de meilleur secours contre son grand ennui ? Comme elle doit être lasse après vingt ans de ce jeu stérile ! On continue cependant, on recommence, persuadé que cet ingrat labeur peut seul faire survivre un nom. Voyez la sûreté des prévisions de l’homme : celui qui nous occupe eût plongé dans l’oubli, avec tous ses succès de conduite, si son cœur n’avait pas faibli sur des fautes que les politiques d’alors durent prendre en pitié et qui ont seules mené cette renommée jusqu’à ! a postérité.

L’écrivain-général Basile Kotchoubey était un Kosak de grands biens et de grande réputation. Sa charge le retenait dans une terre près de Batourine ; il y élevait une fille du nom de Matrèna, dont Pouchkine a fait Maria pour la facilité du rythme. Mazeppa avait servi de parrain à cette enfant, parenté spirituelle qui crée des liens très étroits, prohibitifs du mariage dans l’église orientale ; il se plaisait à voir grandir sa filleule dans la maison de son vieux frère d’armes, à oublier auprès d’elle les soucis des conspirations. L’hetman touchait aux soixante ans ; si quelqu’un semblait préservé contre les folies vulgaires, c’était bien ce vieillard, assagi de bonne heure par la mésaventure éclatante de sa jeunesse, usé par la politique, refroidi par le souci de gouverner les hommes. Suivant la profonde parole du poète, « les pensées dans cette âme étaient le fruit des passions vaincues. » Mais le cœur du roi est dans les mains de la femme, a dit un sage qui s’y connaissait, et le Salomon de l’Ukraine le prouva une fois de plus. Il se prit d’amour pour sa filleule ; elle le paya de retour, séduite par la gloire de l’hetman, par cette éloquence enflammée qu’attestent tous les contemporains et qui persuadait à son gré les femmes et les rois. Les lectrices qui s’étonneraient voudront bien se rappeler que nous sommes presque en Orient, avec les mœurs kosakes ; or, en Turquie, l’idéal amoureux d’une jeune musulmane est rarement un jouvenceau, c’est