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l’inconstance de leurs vues, Mazeppa se montra d’abord un politique de race par la suite des desseins, la résistance aux illusions. Dès que le jeune tsar Pierre eut rompu avec la régente, l’hetman courut à Moscou, devina le futur empereur, gagna ses bonnes grâces, comme il avait fait jadis avec Galitzine, et sut les conserver en toute occasion.

A part quelques grands coups de vaillance, quelques expéditions héroïques contre le Turc ou le Polonais, la chronique de Mazeppa, comme celle de tous les personnages de la vieille Russie, se débat dans une lutte sauvage entre le soupçon et la délation. O l’époque louche et répugnante, sur laquelle la gloire de Pierre ne doit pas nous aveugler ! Quand on entre dans le détail de la vie d’alors, quand on respire cet air empesté de terreur et de bassesse, on se demande si jamais l’homme fut plus féroce et plus vil que dans cette société d’inquisiteurs et d’espions. Venise est confiante en comparaison de la Moscou du XVIIe siècle ; il faudrait descendre jusqu’à la Rome de Séjan pour retrouver des mœurs analogues. Chaque propos d’intime est redit dans les chambres de question, on le creuse et le retourne pour lui faire vomir un complot de haute trahison. J’ai essayé dans un autre travail de mettre en relief ces âmes cauteleuses, cette conspiration permanente de tous contre tous. C’est chaque jour une intrigue nouvelle servie par des émissaires obscurs, un étudiant, un moine, un juif, qui vont supposer à Moscou des lettres ou des paroles de l’hetman, importuner de leurs révélations les oreilles toujours ouvertes à la chancellerie secrète. Pierre, si avare de sa confiance, l’avait donnée tout entière à Mazeppa ; rien ne put le désabuser sur le compte de l’homme qui, seul peut-être avec Menchikof, lui inspirait une sécurité absolue. Chaque fois, le tsar renvoyait généreusement à l’hetman la lettre anonyme ou le dénonciateur avéré ; on dressait un gibet à Batourine, on y clouait l’imprudent ; d’autres recommençaient le lendemain sans se décourager. De son côté, Mazeppa adressait loyalement à son suzerain les lettres tentatrices que lui faisaient tenir le roi de Pologne et les autres ennemis de la Russie ; il recevait en retour de la munificence impériale des domaines nouveaux, des dons en argent. Ses plus grands ennuis lui vinrent de Sémion Paléï, le héros favori des légendes populaires. Ce chef turbulent personnifiait le vieil esprit kosak de révolte et d’aventure ; il groupait autour de lui les anciens de la steppe, les vrais fils de la lance, qui n’entendaient rien à la politique nouvelle, aux négociations prudentes et au latin fleuri de l’hetman. En outre, Paléï était le champion de la plèbe opprimée, ce qui lui donnait une force redoutable. Mazeppa guetta longtemps son adversaire, luttant contre lui à armes sournoises ; un jour, attiré à Batourine, Paléï roula sous la table du