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dans les banquets et les fêtes où il réunissait ses compagnons ; la grossièreté des mœurs kosakes s’y trahissait souvent, on emportait les convives ivres-morts ; le rusé Mazeppa, plus maître de lui, termina bien des négociations délicates à sa table, avec des adversaires désarmés par l’ivresse.


III

L’histoire de l’hetman, durant vingt années, se résume dans la poursuite opiniâtre d’un double but : l’asservissement de la Petite-Russie à la caste aristocratique, la consolidation de sa propre autorité sur cette caste. Pour atteindre ce but, Mazeppa garda avec une fidélité inviolable, au moins en apparence, le pacte qui le liait au tsar et à Moscou. Cette soumission était-elle sincère ? N’y faut-il voir que la longue patience du prisonnier qui attend son jour ? Le poète et quelques historiens ont soupçonné en lui l’âme d’un Brutus, dissimulant ses espérances, flattant son maître vingt ans pour le mieux surprendre à l’heure propice. Le savant théologien Théophane Procopovitch, qui avait connu Mazeppa de fort près, nous a laissé de lui un portrait frappant, poussé au noir : « Dans le fond de son âme, Mazeppa était aussi dévoué aux Polonais qu’il haïssait les Russes ; mais personne ne put jamais le deviner, car il affectait en toute occurrence une soumission absolue, un dévoûment passionné à la Russie. Son esprit clairvoyant observait les actions des hommes, pesait toutes leurs paroles et s’efforçait de pénétrer leurs intentions secrètes. Il poussait la réserve et la dissimulation à un tel point qu’il paraissait souvent ne pas saisir les propos à double sens qu’on tenait devant lui ; quand il voulait percer quelque secret, il feignait la sincérité, l’abandon, et dans ces cas-là il avait le plus souvent recours à la boisson, il simulait l’ivresse ; alors il faisait l’éloge de la franchise, la critique des gens artificieux, et, par une pente insensible, il amenait à ses fins ses interlocuteurs échauffés par le vin… Il jouait parfois la maladie et l’épuisement ; les médecins ne le quittaient pas d’une minute ; il ne pouvait ni marcher ni se lever tant sa faiblesse était extrême ; couché sur son lit, couvert d’emplâtres, d’onguens, de ligatures, semblable à un agonisant, il râlait lamentablement… » Ces traits s’appliquent au Mazeppa des dernières années, ils ont été tracés sous l’impression d’horreur ressentie dans l’entourage du tsar après la brusque défection de l’hetman. Qu’il s’agisse de vertus ou de vices, on fait souvent crédit aux personnages historiques de ces longues préméditations, en réalité si rares dans le cœur humain ; c’est là de la psychologie idéale, qui tient peu de compte des vertiges et des surprises. Quoi qu’il en soit, là où ses prédécesseurs s’étaient perdus par