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biens ; il invite les anciens à convoquer le clergé et tous les Kosaks de marque pour l’élection d’un nouvel hetman. Le surlendemain, les régimens kosaks et les notables s’assemblent autour de la tente qui servait d’église de campagne ; après le chant du Te Deum, on dépose sur une table les insignes de la dignité d’hetman, l’étendard, la bouldava ou masse d’armes, le bountckouk, sorte d’enseigne de queues de eheval empruntée aux habitudes des janissaires turcs. Gatitzine monte sur un banc et déclare aux Kosaks que le tsar les autorise à élire un chef suivant leurs antiques coutumes ; un grand silence se fait, puis des voix nombreuses s’élèvent : « Mazeppa ! Mazeppa ! » Ceux qui ne sont pas dans le secret de l’intrigue prononcent d’autres noms. Le généralissime feint de ne pas entendre, appelle l’élu du peuple, lui remet les insignes du pouvoir et reçoit son serment. C’est ainsi qu’Ivan Stépanovitch fut proclamé hetman le 25 juillet 1687 : il reconnut la protection du boïar moscovite en lui versant aussitôt 10,000 roubles à titre de remercîment.

Le pays dont Mazeppa prenait le gouvernement était miné par les dissensions sociales, par ces éternelles factions de démocrates et d’aristocrates qui travaillent toute société humaine, affrontant les misérables aux satisfaits. En Ukraine, l’inégalité naturelle des conditions se compliquait d’une anomalie peut-être unique dans l’histoire ; sans parler des seigneurs et des riches, on y voyait, — on y a vu jusqu’au jour récent de l’émancipation, — deux peuples de même race habitant le même sol et régis par des statuts différens. En franchissant quelques verstes, on passait d’un village serf à un village kosak ; par la seule vertu de ce mot magique, le second était affranchi de toutes les charges qui incombaient au premier. Aujourd’hui encore, ces deux catégories de villages ont gardé des physionomies distinctes ; dans les khoutres kosaks, le cultivateur qui fut toujours libre se reconnaît à plus d’énergie, d’esprit d’entreprise et de confiance en lui-même. A l’époque de Mazeppa, le peuple petit-russien qui venait de verser son sang pour l’indépendance, côte à côte avec les Kosaks, supportait impatiemment la condition privilégiée de ces derniers, et le peuple kosak, à son tour, murmurait contre les empiétemens de ses chefs, regrettait l’égalité des anciens jours. Ces deux plèbes s’unissaient contre les nouveaux seigneurs sortis de leur propre sein. « Nous croyions qu’après Bogdan le peuple chrétien serait libre ; mais nous le voyons maintenant, le sort des pauvres gens est pire que sous les maîtres polonais. Autrefois, on n’était assujetti qu’aux anciens panes ; aujourd’hui, ceux dont les pères gagnaient le pain à la sueur de leur front nous accablent de corvées. » Ainsi gémissaient les naïfs paysans de l’Ukraine ; ils s’étaient imaginé que la place du maître peut rester vide et qu’on gagne à changer les anciens contre les nouveaux. Des séditions éclataient de toutes parts ;