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Michaïlovitch, un traité aux termes duquel l’Ukraine faisait retour à la Russie, toutes ses franchises sauves. Ainsi le lien de sujétion assez lâche qui avait rattaché jusque-là les Kosaks au roi de Pologne se trouva renoué au profit du tsar de Moscou ; sous sa suzeraineté, les hetmans, leurs dignitaires et leurs officiers allaient reformer une caste féodale avec les paysans petits-russiens comme tenanciers. Pour ceux-ci, Bogdan n’avait rien stipulé ; ils changeaient simplement de maîtres et passaient de l’arbitraire des seigneurs polonais à l’arbitraire des chefs kosaks et bientôt des boïars moscovites : le pauvre moujik pouvait chanter encore la complainte des vieux Kobzars : « Où es-tu, justice, notre mère aux ailes d’aigle ? » Tel était le milieu où Mazeppa apportait son génie d’intrigue, son audace et son ambition.

Quand il arriva sur le Dnièpre, un schisme divisait les successeurs de Bogdan ; il y avait deux hetmans, l’un sur la rive gauche, fidèle au tsar, l’autre sur la rive droite, rebelle, tour à tour en marché d’alliances avec la Pologne et le Grand-Seigneur. Ce fut l’hetman de la rive droite, Pierre Dorochenko, à qui Mazeppa engagea ses services. Ce Dorochenko était un Kosak de la vieille race, turbulent, insaisissable, changeant sans cesse de joug et ne pouvant en tolérer aucun. Séduit par la fortune à ce moment si brillante de Mahomet IV, il s’était donné aux Turcs et faisait campagne avec eux. Mazeppa apportait à ce personnage des ressources assez rares dans les camps zaporogues ; l’ancien gentilhomme du roi Jean-Casimir était relativement instruit, éloquent, délié ; il parlait le russe, le polonais et le latin ; ces qualités le désignaient pour la charge d’écrivain-général, qui répondait à ce que nous appellerions la chancellerie diplomatique de l’hetman. Dorochenko l’appela à ce poste et l’employa à diverses missions. En l’an 1674, serré de près par les Russes, il envoya Mazeppa à Constantinople pour solliciter du grand-vizir une armée de secours. Un parti de Zaporogues fidèles s’empara de l’ambassadeur et le dirigea avec ses lettres sur Moscou. Mazeppa fut interrogé à l’un de ces bureaux de question qui étaient les principaux rouages d’une politique ténébreuse, sans cesse aux aguets des trahisons. Tout autre eût payé cher sa mésaventure en ce pays soupçonneux ; Mazeppa trouva moyen de se blanchir ; il eut l’art de plaire à ses juges et au tsar Alexis ; on le relâcha indemne. Ivan Stépanovitch avait beaucoup appris dans ce voyage forcé ; il avait compris que les arbitres futurs de la Petite-Russie étaient là et non, comme le croyait Dorochenko, dans ce lointain Constantinople, où l’on était occupé de la conquête de Vienne et de bien d’autres soucis ; il avait étudié le terrain, mesuré les influences, et de ce jour il arrêta le plan d’une politique à laquelle il demeura