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compagnies franches qui mettait à sac sa maison, le jésuite qui le convertissait de force à l’Union. Les témoignages ne sont pas suspects. Un des plus fanatiques zélateurs de ce temps, le père Scarga, avoue que dans aucun pays de l’Europe féodale l’esclavage n’est aussi dur qu’en Petite-Russie. L’historien polonais Starovolsky affirme que le raya chrétien chez le Turc est heureux et libre en comparaison des serfs de la république. « Aucun pacha ne se permettrait contre le dernier paysan ce qu’on voit dans nos villages ; nul despote d’Asie n’a tourmenté durant sa vie autant de gens qu’il s’en tourmente chaque année dans notre libre république. »

A tant de maux, un seul remède : fuir au Dnièpre, se faire Kosak. Au XVIe siècle, toute une population se rue sur ce chemin de délivrance ; au XVIIe, après le reflux vers le nord que j’ai signalé, les bourgs kosaks sont disséminés sur toute la terre petite-russienne, levain de liberté, exemple contagieux qui sollicite sans cesse les frères opprimés à s’affranchir par les mêmes moyens. Les Kosaks enregistrés épousent la cause de leurs compatriotes, de leurs coreligionnaires ; ils sont les cadres naturels de la révolte qui mûrit. Pour éclater, elle n’attend qu’un chef ; il se trouve au milieu du siècle : l’hetman Rogdan Chmelnitzky se lève pour venger la foi orthodoxe et libérer la Petite-Russie. Le caractère de la lutte est bien marqué par un fait : le patriarche de Constantinople envoie une épée bénie à l’hetman, tandis que le roi Jean-Casimir reçoit un glaive des mains du légat de Rome. L’épée grecque fut la plus forte. Bogdan jeta sur la Pologne son armée de Kosaks, de serfs, de Tatars auxiliaires ; la guerre sociale et religieuse se déroula avec ses horreurs accoutumées ; les seigneurs surpris par leurs paysans expirèrent sur les bûchers, écorchés vifs ; la colère du peuple s’acharna sur le juif, instrument immédiat de ses souffrances ; dès le début de la révolte, cent mille israélites furent massacrés. « Nos persécuteurs étaient rapides comme les aigles du ciel, » gémit un rabbin contemporain. Ces souvenirs historiques, demeurés dans la longue mémoire des chaumières, expliquent assez les récentes représailles qui ont affligé ces mêmes contrées.

C’en était fait de la Pologne si Bogdan Chmelnitzky eût poussé sa fortune : il se contenta d’assurer l’indépendance de l’Ukraine ou plutôt son changement de suzerain. Le 8 janvier 1654, l’hetman convoqua l’assemblée générale des Kosaks et leur tint en substance ce langage : « Nous ne sommes pas assez forts pour subsister sans maître entre tant de grands royaumes ; parmi nos voisins, il en est quatre auxquels nous pouvons nous donner : le roi de Pologne, le sultan de Turquie, le khan de Crimée, le tsar de Moscovie ; lequel choisissez-vous ? » Les Kosaks acclamèrent le tsar, et l’on conclut séance tenante, avec les boïars envoyés par Alexis