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parasols du trèfle blanc scintillaient çà et là. Un épi de blé, apporté Dieu sait d’où, mûrissait dans ce fouillis. Sous le couvert, des perdrix s’ébattaient, tendant le cou. Le sifflement de mille oiseaux remplissait l’espace. Immobile dans le ciel, l’épervier planait, les ailes palpitantes, fouillant de l’œil L’épaisseur du fourré. Les cris d’un vol d’oies sauvages arrivaient de quelque lac lointain, Dieu sait d’où. Une mouette s’enlève des herbes avec un lent battement d’ailes et se baigne voluptueusement dans l’éther ; elle se perd dans les hauteurs, ce n’est plus qu’un point noir qui tremble ; un brusque crochet de son vol la ramène sous te soleil, éblouissante… Ah ! le diable soit de vous, que vous êtes belles, ô steppes !

À qui appartenait cette terre, du XVe au XVIIe siècle ? Demandez à qui appartient la mer : au pêcheur, au pirate, à qui a forte voile, audace et bon vent. La steppe du sud, inhabitée, était livrée en vaine pâture, si l’on peut dire, aux incursions des Tatars de Crimée : les limites de leur état variaient de ce côté « avec la longueur de leurs lances. » Plus au nord, l’écume des pays slaves débordait sur cette terre d’asile. Les Russes l’avaient appelée l’Ukraine, le pays-frontière ; cette vaste région séparait en effet quatre voisins rivaux, toujours armés en guerre, le Moscovite, le Polonais, le Turc et le Tatar. L’Ukraine devint tout naturellement le refuge d’une société médiocre, les bannis, les révoltés, les misérables de chaque état limitrophe. Ce furent les premiers Kosaks. Ils s’organisèrent, vers la fin du XVe siècle, dans une des îles du Dnièpre, au-dessous des rapides appelés porogui, d’où leur nom de Zaporogues. La siètche ou assemblée générale nommait l’hetman, chef de toute une hiérarchie militaire, colonels, ésaouls, centeniers. Ces francs compagnons vivaient exclusivement de la pêche, de la chasse, du butin fait sur le Turc ; leurs mouettes, — c’est ainsi qu’ils nommaient leurs longues barques, — écumaient le fleuve et la mer comme des oiseaux de rapine. Au XVIe siècle, l’affluence des immigrans changea les conditions primitives de cette société ; tandis que le noyau turbulent et guerrier persistait dans les îles zaporogues, interdites aux femmes et aux enfans, les nouveaux arrivans refluaient avec leurs familles sur la rive droite du Dnièpre et colonisaient la terre en remontant vers le nord, vers leur point de départ, où ils se mêlaient aux populations petites-russiennes des districts frontières. L’armée des errans, trop accrue, se fixe, s’attache au sol, revient aux mœurs agricoles ; elle reste englobée dans la vieille hiérarchie de la siètche ; mais, par la force des choses, cette hiérarchie prend un caractère administratif, sédentaire ; le colonel, établi dans un bourg, devient un chef de district, le centenier un chef de canton. En se rapprochant de la Pologne, ces nouveaux