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remarquablement beau de sa personne, doué d’un esprit brillant et d’un cœur passionné, maniant avec la même grâce son cheval, son épée et sa parole. Ce qui avait de très grandes chances d’arriver arriva ; Mazeppa fut vite et bien reçu chez sa voisine Falbovska. Le mari, mis en éveil par la rumeur de ses gens, usa d’un artifice déjà vieux sans doute dans les romans de ce temps-là ; il annonça une absence et s’éloigna. Sur la route, il fut rejoint par un messager qui portait à Mazeppa un billet de sa maîtresse ; le pane lut la lettre, où son départ était commenté sans tristesse, la remit au messager, le laissa continuer et attendit le retour de l’homme avec la réponse de Mazeppa ; ce dernier écrivait qu’il allait accourir et il ne tarda pas à paraître dans le chemin où Falbovsky le guettait. Le vieux seigneur lui barra le passage en lui montrant le billet accusateur ; Mazeppa protesta que ce rendez-vous était le premier qui lui fût assigné ; Falbovsky interpella le serviteur fidèle qui lui avait livré le secret : « Serf, combien de fois ce pane a-t-il été chez moi en mon absence ? — Autant de fois que j’ai de cheveux sur ma tête, » répondit énergiquement le messager. Qui a vu la luxuriante chevelure d’un paysan russe comprendra toute l’étendue du malheur de Falbovsky. Aussitôt les gens du Polonais se jettent sur le coupable, le dépouillent de ses vêtemens et l’attachent, la tête vers la queue, sur son propre cheval ; l’animal, harcelé de coups de fouet et de coups de feu, repart furieux au travers des halliers, déchirant son maître aux cépées de noisetiers et de chênes qui rendent impraticables les forêts de ce pays. Ce fut en cet équipage que le brillant cavalier rentra dans la cour de son habitation, où ses domestiques le délièrent, à demi fou de douleur et de honte. Voilà ce qui reste en réalité de l’étalon sauvage de la légende, franchissant des provinces pour porter sa victime chez les Kosaks d’Ukraine. Exaspéré de cette offensante aventure, Mazeppa ne put se résoudre à demeurer dans le pays qui en avait été témoin ; peu de temps après, il prit la route du camp des Zaporogues, et ici encore les versions diffèrent légèrement. Suivant les uns, il s’expatria sans but, sous la seule impulsion du désespoir ; d’après M. Solovief, il était envoyé aux Kosaks par le roi Jean-Casimir, qui l’avait chargé de négociations délicates auprès de ces dissidens, alors en pourparlers avec la cour de Varsovie pour un rapprochement. Quoi qu’il en soit, on n’eut plus de nouvelles du négociateur et on l’avait oublié en Pologne, quand on apprit, quelques années plus tard, qu’il occupait la charge considérable d’écrivain-général chez les Kosaks. Pour comprendre la situation nouvelle de Mazeppa et le rôle qu’il va jouer, il faut jeter un coup d’œil sur le peuple singulier qui l’avait adopté.

Le vaste territoire qui forme le bassin du Dnièpre inférieur, de