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LA FILLE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! Aujourd’hui ! mon malheureux père…

Et la jeune fille retombe sur sa couche, comme tombe un cadavre glacé.

Les casques reluisent. Les lances étincellent. Les tambours battent. Les serduques[1] galopent. Les régimens s’alignent sur un front. La foule grossit, les cœurs tremblent. La route, couverte d’un flot de peuple, semble une queue de serpent qui s’agite. Au milieu d’un champ, l’échafaud sinistre ; sur la plate-forme se promène et s’égaie le bourreau, attendant impatiemment les victimes ; tantôt ses mains blanches soulèvent en jouant la lourde hache, tantôt il plaisante avec la canaille en liesse. Tout se fond dans une grande rumeur, les cris des femmes, les injures, les rires, les chuchotemens. Soudain, une exclamation s’échappe de toutes les bouches ; puis tout se tait. On n’entend plus, dans l’effrayant silence, qu’un bruit de pas de chevaux. Entouré de ses gardes et des anciens, l’hetman redouté s’avance au galop de son cheval noir. Là-bas, sur la route de Kief, une charrette vient. Tous les regards se portent vers elle, anxieux. Là, réconcilié avec le ciel, fort de sa foi puissante, est assis l’infortuné Kotchoubey ; Iskra est à ses côtés, calme, indifférent, comme un agneau marqué par le sort. La charrette s’est arrêtée. Les voix graves des chantres entonnent la prière, la fumée des cierges tourbillonne ; à voix basse, le peuple prie pour le repos de l’âme des malheureux. Les voici, ils viennent, ils montent. Kotchoubey se signe et se couche sur le billot. Ces milliers d’hommes sont muets, comme s’ils étaient dans la tombe. La hache brille en s’abattant, la tête a roulé. « Ha ! » fait la multitude. Une seconde tête roule sur la première en clignant les yeux. Le sang rougit l’herbe ; le bourreau, content de sa besogne, saisit les deux têtes par les cheveux et, le bras tendu, il les secoue sur le peuple.

Justice est faite. La foule insouciante se disperse, regagnant ses demeures, et déjà chacun s’entretient de l’éternel souci, le travail du jour. Le champ se vide peu à peu. Alors, sur la route encombrée, on voit deux femmes accourir. Harassées, poudreuses, elles se hâtent vers le lieu du supplice et semblent possédées de terreur. « Trop tard ! » leur dit quelqu’un en montrant du doigt la prairie. Là, on démolit l’échafaud ; un prêtre en chasuble noire lit des prières et deux Kosaks chargent sur une télègue un cercueil de chêne.

Rentré dans sa demeure, Mazeppa s’informe en vain de Maria ; en vain il lance des courriers sur toutes les routes ; la trace des deux femmes s’est perdue ; l’hetman reste seul.

  1. On appelait ainsi une compagnie de gardes que Mazeppa s’était formée. Voir plus loin.