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faut mieux, la hache du bourreau. Précisément, Mazeppa conspire en grand secret la révolte contre le tsar ; Kotchoubey est l’un de ses rares confidens.

C’était aux jours troublés où la jeune Russie, rassemblant sa force dans la lutte, grandissait avec le génie de Pierre. Il lui fut donné un dur maître dans la science de la gloire ; elle reçut du paladin suédois plus d’une leçon imprévue et sanglante. Mais, dans l’épreuve d’une longue disgrâce, subissant les coup de fortune, la Russie se consolidait. Ainsi le pesant marteau, broyant le verre, forge l’acier.

Le roi de Suède marche sur Moscou, et l’hetman lie avec lui de ténébreux complots. Le portrait du vieux conspirateur est superbe, comme ces figures noires de Tintoret qui peuplent les palais vénitiens. Tandis que tout fermente en Ukraine et que la jeunesse agite ses armes pour la liberté, Mazeppa temporise.

La vieillesse va d’un pas prudent, le regard soupçonneux… Elle ne décide pas à la hâte ce qui est possible ou ne l’est pas. Qui sondera le fond d’une mer prise sous les glaces immobiles ? Qui descendra dans l’abîme sinistre de cette âme insidieuse ? Les pensées, dans cette âme, sont le fruit des passions vaincues ; elles gisent profondément ensevelies, et le projet ancien mûrit, solitaire. Mais plus Mazeppa est perfide, le cœur plein de fourbe et de mensonge, plus il affecte des façons dégagées et un naturel ouvert. Avec quel art il sait, sans se livrer, deviner et séduire les cœurs, conduire les esprits, arracher le secret d’autrui ! Avec quelle fausse bonhomie le vieillard enjôle à sa table les autres vieux et regrette devant eux les anciens jours ! Il célèbre la liberté avec les indépendans, fronde le pouvoir avec les mécontens, verse des larmes avec les furieux et tient aux sots des discours pleins de sens. Ils sont bien peu, sans doute, ceux qui le connaissent tel qu’il est : esprit indomptable, toujours prêt à frapper son ennemi par force ou par traîtrise, n’ayant de sa vie oublié une injure ; vieillard hautain, qui porte loin ses visées criminelles, n’a pas de mémoire pour le bienfait, n’a rien de sacré, n’aime rien, méprise la liberté, verse le sang comme l’eau et ne connaît pas de patrie.

Mais la vengeance de Kotchoubey veille, doublée de celle d’une mère inconsolable. Est-ce de Shakspeare ce petit tableau et s’agit-il de quelque lady Macbeth ?

Possédée d’une colère de femme, l’épouse impatiente attise la rancune de l’époux. Dans le silence de la nuit, sur leur couche, elle se lève comme une apparition, lui murmurant les paroles de vengeance