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concombres, les pastèques et les galettes de sésame. Partout il avait porté ses habitudes vagabondes et ne s’en était pas mal trouvé. A Constantinople et au Caire, il avait ainsi vécu, ménageant ses ressources et ne se plaignant pas. Au Caire, il s’était marié. Il avait acheté au rabais une Abyssinienne du plateau de Gondar et l’avait épousée. Lorsque je lui disais : « Comment était votre femme ? » il me répondait de sa voix douce : « Elle était toute jaune. — Et qu’en avez-vous fait ? — Ah ! voilà ! nous ne nous comprenions pas très bien ; elle m’a beaucoup battu, et je l’ai répudiée. » Les ruines d’Égypte, les monumens contemporains des kalifes semblaient avoir passé inaperçus pour lui. Quand je l’interrogeais sur les pyramides, il me répondait : « Je crois qu’elles ont servi de trône à Soliman ben Dâoub lorsqu’il passait en revue l’armée des djinns, dont il était le chef, à moins qu’elles n’aient été les enclumes sur lesquelles on a forgé le bouclier de Gian ben Gian, qui rompait tous les charmes. » Se moquait-il de moi ? Non pas. Il croyait aux fées, aux génies, à la magie, qu’il pratiquait et disait : « Si je retrouve le bâton de Trismégiste, je serai roi du monde. » Innocentes rêveries qui donnaient de la saveur à sa conversation : semblable au Michel de la Fée aux miettes, il eût volontiers cherché la mandragore qui chante, car il était persuadé qu’elle existe.

Ce n’était pas ce que Gérard de Nerval me racontait de l’Orient qui pouvait m’éclairer beaucoup, et je travaillais assidûment à acquérir des notions plus sérieuses, car l’heure approchait où nous allions nous mettre en route. La tente, les selles, les cantines, les boîtes d’outils, la pharmacie, les armes étaient achetées et j’apprenais la photographie. Dans mes précédons voyages, j’avais remarqué que je perdais un temps précieux à dessiner les monumens ou les points de vue dont je voulais garder un souvenir exact ; je dessinais lentement et d’une façon peu correcte ; en outre, les notes que je prenais pour décrire soit un édifice, soit un paysage, me semblaient confuses lorsque je les relisais à distance, et j’avais compris qu’il me fallait en quelque sorte un instrument de précision pour rapporter des images qui me permettraient des reconstitutions positives. J’allais parcourir l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Syrie et bien d’autres pays, où les civilisations, en se succédant, ont laissé des traces ; je voulus me mettre en état de recueillir le plus de documens possible, j’entrai donc en apprentissage chez un photographe et je me mis à manipuler les produits chimiques. La photographie n’était pas alors ce qu’elle est devenue ; il n’était question ni de glace, ni de collodion, ni de fixage rapide, ni d’opération instantanée. Nous en étions encore au procédé du papier humide, procédé long, méticuleux, qui exigeait une grande adresse de main et plus de quarante minutes pour mener une épreuve négative à