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I.

… Celui qui remplissait alors la place (d’hetmau) était un gentilhomme polonais nommé Mazeppa, né dans le palatinat de Podolie ; il avait été élevé page de Jean-Casimir et avait pris à sa cour quelque teinture des belles-lettres. Une intrigue qu’il eut dans sa jeunesse avec la femme d’un gentilhomme polonais ayant été découverte, le mari le fit lier tout nu sur un cheval farouche et le laissa aller dans cet état. Le cheval, qui était du pays de l’Ukraine, y retourna et y porta Mazeppa à demi mort de fatigue et faim. Quelques paysans le secoururent ; il resta longtemps parmi eux et se signala dans plusieurs courses contre les Tartares. La supériorité de ses lumières lui donna une grande considération parmi les cosaques ; sa réputation, s’augmentant de jour en jour, obligea le czar à le faire prince d’Ukraine…

Voilà le récit de Voltaire, d’où est sortie la légende d’Occident : récit légendaire lui-même, car un fait véritable y est présenté sous un jour faux : ainsi travesti, le Kosak Mazeppa n’est guère plus réel que l’Orosmane ou le Lusignan des tragédies. Sur ce texte Byron broda son étincelante fantaisie. Nos pères se rappellent certainement la marche du poème, eux qui ont laissé leurs meilleurs rêves entre les pages de ce grand volume de Fume, où les dessins de Tony Johannot évoquaient les types romantiques de tant d’héroïnes albanaises, vénitiennes et andalouses. Les fils s’en souviennent-ils aussi bien ? Ces fleurs de poésie sont déjà fanées ; nous avons été à d’autres dieux, et le « chantre de Childe-Harold » compte, je crois, bien peu de fidèles dans notre génération. — Après le désastre de Poltava, Charles XII et Mazeppa errent dans les forêts ; une nuit, les fugitifs inquiets veillent sous un chêne, près de leurs chevaux entravés ; l’hetman panse lui-même sa monture, et le roi suédois complimente ce cavalier sans égal. — « Maudite soit l’école où j’appris à monter à cheval ! » répond Mazeppa ; et il raconte à Charles l’aventure de sa jeunesse, en se tenant fidèlement au scénario fourni par Voltaire. C’est sur un cheval sauvage, natif d’Ukraine, qu’on a lié le criminel d’amour ; la bête affolée repart pour sa patrie, galopant jour et nuit ; le récit s’emporte avec elle d’un souffle superbe, il court à travers les forêts, les steppes et les fleuves ; l’agonisant voit fuir les mornes paysages, bientôt son regard se voile, la vie le quitte, les corbeaux impatiens le frôlent de leurs ailés ; le cheval s’abat épuisé, Mazeppa râle dans la nuit sous ce cadavre, il perd connaissance : une jeune fille kosake le recueille à demi mort et le soigne dans sa cabane. « C’est ainsi que l’insensé