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Ces pensées me venaient naguère en me promenant sous de vieux chênes plantés par Mazeppa. Si l’on eût questionné sur ce nom, dans les premières années de notre siècle, les quarante académiciens, on aurait risqué fort de les prendre au dépourvu, depuis M. de La Harpe jusqu’à M. de Fontanes. Un jour, lord Byron ouvre un volume de Voltaire, y lit douze lignes qui prennent forme et couleur dans son imagination ; des vers bientôt célèbres du poète anglais, le nom prédestiné rebondit dans une Orientale d’Hugo, dans un chef-d’œuvre de Pouchkine ; les peintres s’en emparent, l’imagerie populaire le répand ; depuis cinquante ans, il n’est pas un écolier qui l’ignore : Mazeppa personnifie à lui seul tout un grand pays, l’Ukraine, tout un peuple historique, le peuple kosak. Chaque été, quand je repars pour ces provinces, mes amis ne manquent pas de s’écrier : « Ah ! oui, l’Ukraine, le pays de Mazeppa, où les Kozaks parcouraient la steppe, liés sur des chevaux sauvages ! » — Par exemple, ô mes amis, il ne faudrait pas vous en demander beaucoup plus long sur l’histoire du cavalier fantastique. Nous n’en voulons connaître que ce que nous a appris lord Byron. Ayant habité un milieu où les souvenirs de l’hetman sont encore tout vivans dans la mémoire du peuple, j’ai eu la curiosité de chercher ce qui restait de la légende à la clarté de l’histoire, ce que le thème poétique a gardé d’intérêt, ramené à la vérité de la prose. J’ai consulté les historiens de la Petite-Russie, MM. Kostomarof, Solovief, Bantiech-Kamenski ; de leurs études critiques, le Mazeppa des poèmes sort à peine diminué, grand acteur dans une grande époque, homme de rêves tenaces et de passions ardentes, jetant ses amours au travers de sa politique, entraînant avec lui dans la tombe la dernière épopée du moyen âge oriental. Longtemps avant qu’elle inspirât Byron, cette épopée était chantée sous les trembles, au bord du Dniépre, par les rhapsodes aveugles qui courent les villages d’Ukraine : ces Homères de la steppe se transmettent encore, par tradition orale, tout un cycle de légendes rattachées à la figure de Mazeppa. Le nom d’Homère ne vient pas ici à l’aventure ; rien n’est plus semblable au monde de l’Odyssée que les héros kosaks ; ce sont les mêmes mœurs primitives, les mêmes exploits barbares, les mêmes ruses sauvages ; l’astucieux Mazeppa a tous les traits du prudent Ulysse, comme les rhapsodes ukrainiens ont tous les traits de leur grand ancêtre. Et voilà bien l’ironie qui rit derrière tous les efforts de l’homme ; on s’appelle Byron, Pouchkine ; on sait le grec, on a pâli sur les classiques avant d’écrire ses vers, tout cela pour rester loin de l’éternel modèle, tandis que des mendians qui ignorent son nom retrouvent (tout naturellement sa grandeur et sa sincérité.