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MAZEPPA

LA LEGENDE ET L'HISTOIRE

Si la fortune des vivans est parfois chose bien étrange, la fortune des morts n’est pas moins capricieuse. Ils sont là qui dorment derrière nous, des millions sur des millions, dans le vaste ossuaire de l’histoire ; tirez du tas quelques figures extraordinaires qui ont empli le monde de lumière et de bruit ; à tout le reste, semble-t-il, à tous les comparses du drame, la part de silence et d’oubli devrait être égale. L’injuste renommée ne le veut pas ainsi. Comme le pêcheur qui regarde la grève à marée basse et avise une coquille dans le sablé, le poète, las de son temps, se penche un soir sur les siècles d’où la vie s’est retirée : je ne sais quoi lui désigne une figure entre mille, un nom qui sonne et brille dans le rythme du vers ; le poète ramasse ce nom inconnu, l’enchâsse dans l’or et le diamant ; voilà le cadavre obscur précipité en pleine gloire, ressuscité pour tous les enfans à venir, qui épèleront le mot magique avec respect. C’est une application de la parole profonde qui surprit tant Nicodème, docteur en Israël, cette nuit où le Maître lui dit : « Il faut renaître une seconde fois pour entrer dans le règne de gloire : l’esprit souffle où il veut. » La poésie est la seconde mère qui reprend les morts dans son sein et les recrée au hasard de sa fantaisie divine.