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en 1845, il avait déterminé le maréchal Bugeaud à renoncer à une expédition contre la Kabylie en lui démontrant que des peuplades dont le costume est plus élégant et plus ample que le nôtre doivent être considérées comme supérieures et protégées par les hommes intelligens. Lorsque l’on émettait quelques doutes sur les motifs qui avaient arrêté le maréchal Bugeaud en route pour les montagnes du Djurjura, il n’en démordait pas et finissait par se mettre en colère.

Parfois, sur le divan de l’atelier de Théophile Gautier, j’ai vu un petit homme, à demi chauve, pelotonné sous un plaid et dormant : c’était Gérard de Nerval, qui venait se reposer de ses pérégrinations nocturnes. Il était noctambule. La nuit, il errait dans Paris comme un chien perdu, quitte à entrer dans un poste de soldats et à s’y étendre sur le lit de camp lorsque la pluie le surprenait. Il avait des allures humbles et penchées qu’égayait souvent un rire sonore et qui ne l’empêchaient pas d’aimer les discussions un peu vives. Il s’occupait de kabbale, tirait les horoscopes, composait des talismans et connaissait un tas de recettes diaboliques auxquelles il semblait croire. On l’aimait, car son caractère était d’une aménité touchante. Je n’ai jamais rencontré personne qui n’en ait dit du bien. Sa réputation, solidement établie dans le monde des artistes et des gens de lettres, n’avait pas franchi la porte des salons, où longtemps il resta inconnu. Il avait cependant une grande finesse de style et un don d’observation d’une rare subtilité ; mais il était irrégulier dans ses œuvres comme dans son existence, car il était habité par un démon familier qui, souvent, l’entraînait là où il n’aurait pas voulu aller. Son originalité, qu’on louait, son étrangeté, que l’on signalait, étaient faites d’une maladie nervoso-mentale, qui, tour à tour, le déprimait et le surexcitait. Il était fou, pour parler le langage vulgaire, et sa lucidité n’était jamais exempte d’un peu d’exaltation ; je le retrouverai sur la route de mon récit ; je dirai comment il a fini et quelles causes l’ont conduit à la mort.

Gérard avait voyagé en Orient, et j’aimais à causer avec lui lorsque je parvenais à le réveiller, ce qui n’était pas toujours facile. Dans ses voyages, il n’avait cherché ni les grands aspects de la nature, dont il ne se souciait pas, ni les souvenirs de l’histoire, qui ne le préoccupaient guère ; il avait voulu faire des études de mœurs dans des pays dont il ignorait le langage et avait été, par cela même, contraint de s’arrêter à la surface des choses. Ses allures incohérentes l’avaient rendu sacré pour des peuples qui ont le respect superstitieux de la démence, et il en avait profité pour se mêler aux hommes le plus qu’il avait pu. Il couchait dans les khans publics, où quelques paras de redevance lui donnaient droit à passer la nuit ; il mangeait dans les bazars, achetant aux marchands ambulans les