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Le 13 juin, la garde nationale avait été convoquée, et j’étais sous les armes avec mon bataillon, placé en réserve dans le jardin des Tuileries. Le général Changarnier, qui s’étonnait alors que le président de la république ne se laissât pas transporter du palais de l’Elysée au palais des Tuileries, coupa court à cette tentative d’insurrection et rabroua les émeutiers. C’était, du reste, une échauffourée sans importance et sans valeur ; les hommes qui la conduisaient étaient d’une rare nullité, et c’est grand honneur qu’on leur fit de paraître les prendre au sérieux. Le parti conservateur ne fut guère plus sage que ces jocrisses révolutionnaires. Il se porta à l’imprimerie du journal le Peuple, que rédigeait Proudhon, et en brisa les presses. Ce fait fut odieux ; ravager la propriété d’un homme parce qu’il a dit : « La propriété, c’est le vol, » c’est, en vérité, mettre son axiome en pratique et lui donner raison. Mais, en temps de révolution, qui donc pense à la morale, et les partis ne font-ils pas assaut d’insanités ? Les jacobins qui tentèrent ce soulèvement et les journalistes qui les protégèrent furent bien imprudens, ils n’eurent point assez d’invectives, point assez d’injures contre notre armée qui opérait sous Rome ; cette armée, ils la retrouvèrent contre eux, dans les rues de Paris, à la journée du 2 décembre. Dès le mois de juin 1849, des esprits sagaces pouvaient prévoir ce dénoûment, mais ni Flaubert ni moi, nous n’y pensions ; seul, Louis de Cormenin, secouant la tête, disait quelquefois : « On fait trop de sottises ; un beau jour, nous nous réveillerons en présence d’un grand sabre qui fera taire tout le monde. » Ce n’est pas que le gouvernement péchât par excès d’indulgence. Dans les années 1849, 1850, 1851, les procès de presse furent incessans, et les condamnations d’une sévérité qu’il est difficile de se figurer aujourd’hui. Les maisons de détention regorgeaient d’écrivains politiques, et le produit des amendes n’était pas perdu pour les caisses de l’état. Cela ne nuisit pas à la réputation de certains journalistes. « Plus de prison que d’esprit, » disait Harel en parlant de Fontan, que persécuta la restauration.

L’heure n’était pas clémente aux écrivains ; ceux qui n’avaient pas de moyens d’existence personnels, ou qui ne s’étaient pas jetés dans la bataille politique risquaient fort de faire maigre chère. C’était le cas de Théophile Gautier, que je connus dans ce temps-là par l’intermédiaire de Louis de Cormenin. Il habitait encore son petit hôtel de la. rue Lord-Byron, dans le haut des Champs-Elysées, et il se trouvait réduit à la portion congrue de son feuilleton, hebdomadaire de la Presse, auquel Emile de Girardin avait attaché des émolumens peu considérables. La révolution de février avait surpris Théophile Gautier en pleine fortune. Son talent l’avait rendu célèbre ; on savait que c’était un poète de haute volée et un grand prosateur ; les journaux, les revues, les éditeurs s’offraient à lui ; il vivait largement,