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joug qu’ils imposent. Parvenu au rang suprême par la pratique constante de cet artifice, — promu successivement à toutes les dignités, sans jamais les avoir recherchées et en faisant toujours mine de les fuir, — ayant longtemps dirigé, dans l’ombre, la volonté souveraine avant d’en être l’organe public, Fleury gardait l’habitude d’agir en dessous et derrière un masque, alors même que, joignant désormais l’apparence à la réalité du pouvoir, il avait conquis le droit de l’exercer au grand jour, en même temps qu’accepté le devoir d’en porter tout le poids. Prendre tout haut un parti viril, s’exposer ainsi à visage découvert et se désigner lui-même à toutes les critiques, garder toute la charge des conséquences de l’avenir devant le maître et devant la cour, c’était un effort au-dessus de son courage. Au moment d’agir, il hésitait, tournait autour du but au lieu d’y marcher droit, louvoyait avec les obstacles, rusait avec les contradictions, espérant toujours diriger sous main le cours des événemens, de manière à amener une nécessité supérieure qui le contraindrait à faire la chose même qu’il désirait et forcerait la malveillance à s’incliner avec lui et à se taire.

Un homme qui le connaissait bien affirme, dans des mémoires dignes de foi, que ce jeu mesquin, déjà employé par lui dans la guerre précédente, lui avait réussi à souhait. Il était venu à bout de persuader à toute l’Europe qu’il était poussé malgré lui à recourir aux opérations militaires, à tel point que cette considération empêcha l’Angleterre et les autres puissances maritimes de prendre part à la lutte[1]. C’est ce souvenir sans doute qui encouragea Fleury à mettre, cette fois encore, en œuvre la même tactique pour un but qui lui convenait encore mieux : celui de conserver la paix.

Il ne pouvait ignorer que le traité de 1735, malgré les avantages qu’en retirait la France, rencontrait plus d’un censeur. Il ne manquait pas de discoureurs politiques qui trouvaient qu’en garantissant la succession féminine de la maison d’Autriche, on renonçait à profiter de sa défaillance pour écraser cette éternelle ennemie de la France. Ce n’étaient pas Richelieu et Mazarin, disaient-ils, qui eussent négligé une telle chance. Puis l’électeur de Bavière avait déjà fait entendre quelques gémissemens sur l’abandon où on le laissait, rappelant les services rendus et les souffrances endurées par son père, le fidèle allié de Louis XIV, et les promesses qui lui avaient été faites de lui en tenir compte à l’occasion. L’échéance venue, Fleury pressentait que tous ces griefs allaient être reproduits avec

  1. Voici les expressions dont le maréchal de Belle-Isle se sert dans ses Mémoires. « La guerre que le roi déclara à l’Empereur… est un trait du cardinal Fleury digne des plus grands ministres, car il eut l’habileté de persuader à l’Europe une nécessité forcée de prendre les armes et de contenir par là toutes les puissances maritimes. »