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paix le plus tard possible ; en attendant, savourer les hommages qu’on rendait de toutes parts au Nestor de la politique ; — recevoir de tous les souverains d’Europe des lettres flatteuses, les écouter les yeux baissés, dans cette attitude de jouissance modeste qu’un prélat mondain sait garder à l’autel devant l’encensoir, — y répondre sur un ton d’humilité, remplir ainsi ses journées sans agiter ses veilles et sans user ses forces, c’était désormais le seul rêve d’une ambition que l’âge avait fatiguée, mais non dégoûtée.

Dans cette disposition d’esprit, c’était bien assez déjà d’être menacé d’une guerre maritime avec l’Angleterre ; il n’avait nulle envie d’y joindre la chance de mettre le continent en feu, en rompant un traité que lui-même avait conclu ; aussi était-ce avec l’empereur surtout qu’il avait aimé à entretenir jusqu’au dernier jour un commerce de douceurs épistolaires.

« Votre Majesté, écrivait-il le 20 janvier 1740, peut être assurée que le roi observera avec la plus exacte et la plus inviolable fidélité les engagemens qu’il a pris avec elle, et s’il était permis de parler de moi après un nom si respectable, j’ose me flatter que mes intentions pacifiques sont assez connues pour présumer que je suis très éloigné de penser à mettre le feu en Europe. Votre Majesté me comble d’honneur par la bonne opinion qu’elle semble avoir de moi, et je tâcherai certainement toute ma vie de ne point démériter de sentimens si flatteurs pour moi. Ma vive reconnaissance, l’intérêt de la religion et celui du repos m’y engagent aussi bien que le profond dévoûment avec lequel je suis, etc.[1]. »

Il semble dès lors qu’il y avait un moyen simple de témoigner cette droiture et ce dévoûment. C’était de répondre par le retour du courrier à la notification de l’avènement de Marie-Thérèse en lui donnant le double titre royal qui attestait son droit de succession. La reconnaissance était ainsi accomplie sans débat, la pragmatique était maintenue et toute l’Europe eût probablement laissé faire sans mot dire. Mais c’est ici qu’on put voir combien il est rare qu’un homme nourri dans une condition modeste sache élever ses sentimens avec sa fortune. Devenu premier ministre et tout-puissant, Fleury, ne serviteur, demeurait subalterne. De la domesticité où s’était écoulée les trois quarts de son existence, il gardait un instinct craintif qui lui faisait préférer, en toute occasion, aux résolutions franches les procédés obliques et cauteleux. On sait que c’est un art familier à tous les inférieurs, intendans, commis ou valets, qui parviennent par l’intrigue à dominer leur maître, de garder dans le commandement les formes de l’obéissance et de paraître subir le

  1. Fleury à l’empereur, 26 janvier 1740. (Correspondance de Vienne, ministère des affaires étrangères.)