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gens sages qui savent faire parler les princes avec modération, et fermeté[1]. » Où tendaient donc ces allures présomptueuses et ces aspirations d’une ambition mal contenue ? C’est ce qu’on se demandait avec surprise, car la seule prétention que Frédéric fît connaître, la succession aux duchés de Juliers et de Berg, c’était trop peu de chose pour motiver tant de préparatifs et pour prendre le verbe si haut.

À cette question que chacun allait lui poser, la fortune devait permettre à Frédéric de faire une réponse plus prompte peut-être et plus catégorique que lui-même ne l’avait prévu. Le 26 octobre, l’empereur Charles VI mourait à Vienne presque subitement, et le courrier qui en apporta la nouvelle arriva au Rheinsberg au moment où Frédéric était aux prises avec un accès plus violent que, de coutume de sa fièvre intermittente. Les officiers qui la reçurent hésitèrent à pénétrer chez le roi ; l’un d’eux cependant s’y décida et lui tendit le message sur le lit où il était couché, sans ajouter un mot. Le roi le lut jusqu’au bout sans proférer lui-même une parole et sans qu’un muscle de son visage trahît la moindre émotion ; puis il se leva tout tremblant encore de frisson, en ordonnant qu’on mandât à l’instant de Berlin son ministre d’état Podewils et le feld-maréchal Schwerin.

En les attendant, il reprit sa correspondance et écrivait à Voltaire : « Mon cher Voltaire, l’événement le moins prévu du monde m’empêche cette fois d’ouvrir mon âme avec la vôtre, comme d’ordinaire, et de bavarder comme je le voudrais. L’empereur est mort… Cette mort dérange mes projets pacifiques et je crois qu’il s’agira, au mois de juin, plutôt de poudre à canon, de soldats et de tranchées que d’actrices, de ballets et de théâtres… C’est le moment du changement total de l’ancien système de politique : c’est le rocher détaché qui roule sur la figure des quatre métaux que vit Nabuchodonosor, et qui les détruisit tous… Je vais faire passer ma fièvre, car j’ai besoin de ma machine et il en faut tirer à présent tout le parti possible… Adieu, mon cher Voltaire, ne m’oubliez jamais… Je vous envoie une ode en réponse à celle de Gresset[2] »

Frédéric avait raison, la pierre détachée du vieux roc de l’empire allait voler en éclats à travers l’Europe.


II

La mort, même quand elle se fait annoncer d’avance, surprend toujours ceux qu’elle frappe. Malgré l’altération visible de la santé

  1. Le marquis de Valori au ministre Amelot, 20 septembre 1740. (Correspondance de Prusse, ministère des affaires étrangères).
  2. Frédéric à Voltaire, 26 octobre 1740. (Correspondance générale.).