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qu’il n’était venu. Le désappointement du maréchal et du public fut d’autant plus grand qu’on avait fait préparer dans la loge principale un siège élevé et un tapis pour le royal visiteur et que la salle était déjà comble bien avant l’heure du spectacle[1].

Arrivé à Wesel, Frédéric tailla sa plume pour envoyer à Voltaire un récit burlesque de son expédition moitié prose et moitié vers, sur le modèle du Voyage de Chapelle et de Bachaumont, où il se moquait de tout le monde, un peu de lui-même, beaucoup de la morgue et des grands airs, du maréchal, et surtout de la France et des Français. « Là, disait-il, j’ai vu ces Français dont vous avez, tant chanté la gloire,

Ce peuple fou, brutal et galant,
Superbe en sa fortune, en ses malheurs rampant,
D’un bavardage impitoyable
Pour cacher le creux d’un esprit ignorant.
…………..
Léger, indiscret, imprudent.
Non, des vils Français, vous n’êtes pas du nombre ;
Vous pensez, ils ne pensent pas. »

Voltaire, en recevant ce beau chef-d’œuvre, ne trouva à redire qu’à la facture des vers, qui effectivement clochait un peu. Quant aux outrages adressés à ses compatriotes, il les prit en bonne part, ne s’apercevant pas qu’il les justifiait en les supportant. Avant même de le connaître, Frédéric avait deviné qu’avec, ce grand esprit, comme avec la. secte de ses disciples et la tourbe de ses imitateurs,

  1. J’ai suivi, dans le récit de cet incident, le compte-rendu fait par le maréchal lui-même, le lendemain de la visite de Frédéric. Naturellement, si le vieux gouverneur fut coupable de quelque maladresse, ou il n’en eut pas conscience, ou il se garda d’en faire l’aveu, de sorte qu’on ne peut bien comprendre ce qui excita la mauvaise humeur du roi à un degré tel que, quand le maréchal dut, l’année suivante, entrer de nouveau en relation avec lui, pour exécuter des opérations militaires, ce souvenir créa entre eux une véritable difficulté.
    Ce qu’il y a de certain, c’est que les choses ne se passèrent pas comme elles sont racontées dans les récits venus de l’entourage de Frédéric, entre autres dans les souvenirs de Thiebaut (Vingt Ans de séjour à Berlin, t. I, p. 151). Suivant Thiebaut, ce fut pendant un dîner auquel Frédéric se laissa convier par le maréchal que la reconnaissance eut lieu, et la maréchale, qui ne fut avertie de rien, se permit des propos qui blessèrent Frédéric sur le compte de la reine sa mère, qu’elle avait connue à Hanovre dans sa jeunesse. Puis, à la fin du repas le maréchal s’oublia jusqu’à se servir du mot de sire, ce qui trahit l’incognito.
    Même dans ces termes, la cause de l’irritation de Frédéric parait encore bien futile. Mais rien de tout cela n’est exact. Frédéric ne dîna pas chez le maréchal, et la maréchale ne le vit que quelques instans en cérémonie.
    Les Archives de la Bastille (t. VII, publié cette année même) contiennent une lettre du maréchal au ministre de la guerre, rendant compte de la visite royale avec des détails conformes à ceux du récit que je possède.