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À leur grande surprise, ils trouvèrent dans leur hôte mystérieux un jeune seigneur de grande mine, d’un esprit leste et dégagé, parlant français sans accent, vif dans ses propos et prompt à la réplique, faisant avec d’excellens vins raison à leurs santés et chorus à leurs chansons grivoises. Vers la fin du souper seulement, le prétendu comte se permit sur la tenue des troupes françaises quelques plaisanteries qui furent relevées avec vivacité par l’un des convives, et la querelle allait s’aigrir si l’autre, qui avait mieux conservé son sang-froid et se doutait de quelque chose, n’avait fait taire son camarade et rompu à temps l’entretien. Ils se retirèrent à une heure avancée de la nuit en priant les nobles étrangers de leur rendre la politesse et de venir souper avec eux le lendemain à leur café ; puis, dès le matin, ils allèrent rendre compte de leur étrange rencontre au gouverneur de la province.

C’était un vieux militaire assez renommé, qui avait commandé en chef et géré une grande ambassade, le second maréchal de Broglie (circonstance qui me procure l’avantage de posséder un récit de cette petite aventure fait sur l’heure et de première main, mais plus fidèle que ceux qui circulèrent dans les gazettes et qu’on trouve dans les mémoires). Le maréchal, jugeant qu’un inconnu qui faisait si grandement les choses, ne pouvait être qu’un prince ou un aventurier, recommanda aux jeunes gens de se tenir en garde et mit lui-même sa police en campagne. Il convient même qu’un instant il eut la pensée de le faire arrêter. Au même moment, le roi, se doutant qu’il ne pourrait pas passer inaperçu, lui envoyait son frère et deux de ses compagnons, toujours sous leurs noms supposés, pour lui offrir ses complimens avec ses excuses de ne pouvoir venir lui-même, à cause d’une indisposition qui ne lui permettait pas de sortir. Le maréchal reçut les visiteurs de bonne grâce, les dévisagea pourtant avec attention et les retint à dîner en leur proposant (c’était jour férié) d’entendre auparavant la messe dans sa chapelle. L’offre parut leur causer plus d’embarras qu’il n’appartenait a des nobles d’une province en grande partie catholique comme la Silésie. Après, quelque hésitation, un seul se décida à accompagner le maréchal au service divin. Celui-là avait l’accent italien : c’était, en effet, le Vénitien Algarotti, jeune savant dont Frédéric venait de faire un comte et un chambellan. C’était le seul qui parût à l’aise et qui tînt le dé de la conversation ; les autres étaient fort empêchés, semblant (dit le maréchal dans son récit) avoir fort peu de monde.

Pendant qu’on disait la messe et qu’on servait le dîner, Frédéric, qui s’ennuyait à l’auberge, avait imaginé pour se distraire de monter sur la plate-forme du clocher de la cathédrale ; comme il en descendait, il fut accosté sur le parvis par un bourgeois de la ville, qui, se jetant à ses pieds, le supplia en l’appelant sire et votre