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commerçans, les marchés tiennent quand ils sont conclus et que Frédéric, au contraire, n’hésitera jamais à rompre les siens, même après les signatures données, pour peu qu’on lui propose une surenchère avantageuse.

Le choix même des envoyés paraît avoir été calculé par lui à dessein. Tandis qu’à Londres, ou plutôt à Hanovre, où le roi George se trouvait en passage, il se fit représenter par un diplomate de vieille roche, et un noble de vieille souche, le comte de Truchsess, — pour complimenter Louis XV, au contraire, il désigna un simple officier, le colonel de Camas, fils d’un réfugié de l’édit de Nantes, mais qui était un des amis de sa jeunesse, un membre de sa coterie intime. Bien des gens s’étonnèrent de voir un si petit personnage accrédité auprès d’un si grand roi et un émigré protestant renvoyé dans son ancienne patrie que gouvernait encore un cardinal. A ceux qui témoignèrent cette surprise Frédéric se borna à répondre en raillant que Camas était manchot, tandis que le marquis de Valori, l’envoyé de France, avait perdu trois doigts par suite d’une blessure. « Le roi de France m’a envoyé un ambassadeur qui n’a qu’une main, dit-il, je m’acquitte de ce que je lui dois, en lui en envoyant un qui n’a qu’un bras. »

La vérité était que Truchsess était chargé de faire entendre à Londres que l’envoi de Camas au roi de France, — précisément parce qu’il était peu naturel, — était l’indice d’une mission confidentielle au-devant de laquelle l’Angleterre devait se hâter de courir si elle voulait en prévenir l’effet. Camas, de son côté, devait insinuer à Versailles qu’admis de longue date, dans l’intimité du nouveau roi, il avait pénétré les desseins ambitieux de sa jeune âme et qu’il fallait les seconder au plus vite si on ne voulait la tourner contre soi.

« Vous ferez, était-il dit à Truchsess, au roi d’Angleterre des assurances d’amitié personnelle à l’infini, et devant les ministres ou les créatures françaises vous affecterez beaucoup de cordialité quand même il y en aurait très peu. « Mais vous ferez beaucoup valoir l’envoi de Camas en France. Vous direz avec un air de jalousie qu’il possède ma confiance et qu’il ne va pas en France pour enfiler des perles[1]. »

Voici d’autre part l’instruction de Camas :

« L’augmentation qui se fera de mes troupes pendant votre séjour à Versailles vous fournira l’occasion de parler de ma façon de penser, vive et impétueuse ; vous pouvez dire qu’il était à craindre que cette augmentation ne produisît un feu qui mît l’incendie dans toute l’Europe, que le caractère des jeunes gens était d’être entreprenant et que les idées d’héroïsme troublaient et avaient troublé

  1. Politische Correspondenz Friedrichs des Grossen, t. I, p. 8.