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On se convainc, en un mot, qu’en fait de justice historique comme de justice criminelle, il est rare que les rectifications soient nécessaires et surtout les réhabilitations légitimes. Il n’en est pas moins vrai qu’une fois que les faits ont passé au feu de ce creuset nouveau, c’est l’histoire entière qui est à refaire, sauf à être confirmée après révision.

Chose étrange, de toutes les histoires qu’on nous a fait apprendre, celle qui a subi le moins heureusement cette épreuve d’une confrontation avec des documens originaux, celle où l’on trouve le plus d’erreurs à relever, le plus de vérités inconnues ou méconnues à rétablir, c’est celle de l’époque qui nous touche de plus près, dont nous avons tous connu les derniers témoins, et qu’il semble, par conséquent, que nous devrions le plus justement apprécier : c’est l’histoire du XVIIIe siècle. J’ai été amené à constater cette singularité en fouillant les coins inconnus de la diplomatie de Louis XV. A tout moment, j’ai rencontré sur mon chemin et dû signaler aux lecteurs des assertions généralement reçues, docilement transmises d’historien en historien, et qui ne supportent pas le démenti que leur inflige la production des pièces authentiques. Le fait, d’abord surprenant, m’a paru à la réflexion moins inexplicable. Il en faut chercher le motif tout simplement dans la vivacité des controverses qu’a suscitées le mouvement philosophique du dernier siècle, dans l’influence que ce mouvement a exercée même sur les événemens contemporains qui auraient dû en apparence y être le plus étrangers et dans les résultats éclatans et terribles auxquels il a abouti. Aucune impartialité n’a été possible dans un tel conflit d’opinions, d’autant plus que les gens de lettres (parmi lesquels il faut compter les historiens), appelés pour la première fois à jouer un rôle dans la politique, se sont trouvés tous intéressés dans la lutte. Il n’est pas un incident de ce siècle qui en a tant vu et de si singuliers, qui n’ait été exploité par les partis opposés dans un sens ou dans l’autre ; pas un personnage qui n’ait été rangé dans l’un des camps adverses. Personne n’a pu être simple spectateur, ni par conséquent, narrateur fidèle, quand tout le monde était combattant. Je ne dirai pas, comme M. de Maistre, « que l’histoire faite au siècle dernier n’a été qu’une longue conspiration contre la vérité, » mais j’oserai affirmer que nous n’avons, pas encore d’histoire proprement dite du XVIIIe siècle ; ce qui porte ce nom n’est qu’une œuvre de l’esprit de parti, lequel se reconnaît toujours à ce trait caractéristique : une crédulité aveugle qui admet les soupçons les moins fondés dès qu’il en peut tirer profit et conteste l’évidence même dès qu’elle le gêne.

Sommes-nous aujourd’hui assez loin de ces impressions premières, sommes-nous de sens assez rassis pour porter enfin sur ces temps dont trois générations nous séparent un jugement moins suspect ?