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S’exposer à fausser par l’abus d’une importance irrégulière les ressorts de l’état dans l’administration intérieure, c’est déjà beaucoup. Ce n’est pas tout cependant ; les conséquences de ces confusions, de ces déplacemens de rôles peuvent être bien autrement graves dans les affaires extérieures, et ici s’élève une question délicate qui est restée jusqu’ici assez obscure. M. Gambetta, qui ne fait pas seulement des excursions en Normandie, est allé il y a déjà quelques semaines en Allemagne. Il a voyagé mystérieusement, sous un autre nom, comme les personnages de marque qui veulent se dérober à la curiosité publique ; naturellement aussi, comme il arrive dans tous ces voyages, le secret a été bientôt divulgué, et l’autre jour M. le président de la chambre a confié aux bons habitans du Havre qu’il était allé à Brème et à Lubeck, à Hambourg et à Stettin, tout simplement à leur intention, pour étudier sur place les conditions d’établissement de leurs rivaux du Nord. Les habitans du Havre en ont cru ce qu’ils ont voulu. Le fait est que, d’après un autre bruit qui s’est rapidement répandu, M. Gambetta, à la veille d’entrer au pouvoir, aurait profité de l’occasion de son voyage en Allemagne pour se rencontrer avec M. de Bismarck. Le fait a été d’abord démenti, puis il a été de nouveau confirmé avec plus d’insistance, avec des détails précis. Qu’en était-il ? Il faut l’avouer, le principal intéressé, M. Gambetta lui-même, dans son discours du Havre, a donné une explication si gauche de son voyage, il a gardé une réserve si visiblement étudiée sur le point essentiel, sur le seul point où il y eût un mot à dire, que le doute est peut-être permis plus que jamais aujourd’hui.

Or c’est ici précisément que s’élèverait la question délicate. Comment M. le président de la chambre aurait-il pris sur lui de rechercher une entrevue avec le prince chancelier ? Remarquez bien qu’il ne s’agit nullement de faire d’une susceptibilité invétérée une règle de politique. Ce serait la plus vaine, la plus dangereuse dès faiblesses dans l’état de paix qui existe entre la France et l’Allemagne. Sans aucun doute un homme public français peut se rencontrer et même se rencontrer utilement avec M. de Bismarck. Il n’y a dans une rencontre de ce genre rien à désavouer, rien qui ne puisse être profitable à la paix que tout le monde désire, aux intérêts des deux nations. L’entrevue dont on a parlé, dont on parle encore, n’aurait une gravité particulière que par le caractère clandestin qu’elle aurait gardé et par les circonstances dans lesquelles elle se serait réalisée à la veille d’un changement de direction en France. Si elle est vraie, à quel titre M. Gambetta pouvait-il se donner une mission où le pays est intéressé ? avait-il l’aveu du gouvernement ? Était-ce M. Gambetta allant rendre visite à M. de Bismarck dans son domaine de Poméranie, ou le candidat à la présidence du conseil allant s’entretenir d’affaires