Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confusions et de contradictions qu’il a promenée plus d’une fois dans les banquets sous le nom de politique républicaine.

Le malheur de M. Gambetta est d’avoir fini pas s’accoutumer à n’être point un homme comme un autre, de s’être façonné ce rôle bizarre de prépotence qui peut flatter sa vanité, qui peut être aussi parfois singulièrement compromettant. — « On ne voit que moi, » disait-il presque naïvement l’autre jour dans son dernier voyage en Normandie. On ne voit que lui, en effet, et on n’entend que lui ! Le chef du gouvernement reste dans sa modeste obscurité, les ministres ne comptent guère ; M. Gambetta a seul les apparences du pouvoir devant le pays. Qu’il aille à Cherbourg ou à Cahors, à Tours, à Caen ou au Havre, c’est toujours le même apparat. Il voyage en personnage public avec un cortège d’ingénieurs, de sénateurs ou de députés, et une suite d’historiographes, recevant les autorités, visitant les établissemens de l’état et les établissemens particuliers, parlant de l’élevage des chevaux et de l’endiguement de la Seine, écoutant les doléances, promettant son intérêt, — au fond bon enfant et débonnaire, pourvu qu’on l’aide à fonder le gouvernement républicain. A la veille même de la session, jusqu’au dernier jour, il était occupé à conquérir la Normandie par un nouveau voyage plus retentissant que tous les autres. Il a bien été un peu embarrassé, il est vrai, entre le Havre et Rouen, les deux grandes cités rivales qui se disputaient ses faveurs, et peut-être n’a-t-il contenté, en définitive, ni Rouen ni le Havre ; mais il a conquis Bolbec et Quillebeuf par la séduction de sa parole autant que par la profondeur de ses connaissances nautiques et commerciales. M. le président de la chambre a semé les promesses sur les chemins de la Normandie et il est revenu triomphant après s’être laissé aller, dans une effusion d’éloquence mêlée de fantaisie, jusqu’à représenter la Seine comme « un admirable ruban partant de l’Océan pour aboutir à la capitale de la civilisation humaine. » Ce qu’il y a de curieux, c’est que, dans ces voyages, dans ces dialogues de banquets, dans ces toasts qui se succèdent, M. le président de la république n’est assez habituellement que « l’homme éminent,.. le serviteur de la loi,.. » M. Gambetta est « le grand citoyen,.. le grand agissant, le grand cœur, le grand esprit, le vaillant, le brave… » Voilà qui est parler ! Tout cela n’est point sans doute exempt d’un certain ridicule ; le fond des choses n’est pas moins sérieux. Franchement, est-ce avec ces excentricités et ces affectations de prépotence, est-ce en se donnant l’air d’annuler ou de dominer les pouvoirs publics que M. Gambetta imagine se préparer les moyens d’exercer d’un manière régulière, efficace et utile l’action toute constitutionnelle d’un chef de ministère ? Est-ce qu’il n’y a pas une disproportion sensible entre toutes ces manifestations et les simples conditions de la vie parlementaire auxquelles il s’agit de se conformer ?