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pratiqué le chameau, à qui il rend justice, tout en lui reprochant son excessive gravité et en se plaignant de ne l’avoir jamais vu rire, même dans sa plus tendre jeunesse. Il eut seulement la désagréable surprise de découvrir qu’à Tripoli, ces précieux vaisseaux du désert avaient considérablement renchéri, qu’on n’en pouvait plus avoir à moins de 380 francs la pièce, et il remarque à ce propos que tout renchérit non-seulement en Europe, mais en Afrique, si bien que, dans le pays des Haussa, un bon bœuf qui se payait, il y a quelques années, 1 ou 2 thalers en coûte aujourd’hui 4 ou 5, mystère qui mérite d’être recommandé aux méditations des économistes.

Ce qu’il faut craindre en Afrique, c’est moins la résistance des choses que les objections et la perfidie des hommes. De ce côté encore, M. Rohlfs n’avait plus rien à apprendre. Il connaissait de vieille date les pachas turcs, leur fausse bonhomie, leurs courtoisies équivoques, leurs promesses fallacieuses, l’indolence et l’inertie de leur bon vouloir, leurs artificieuses réticences, et il savait « que le plus éclairé d’entre eux cache au fond de sa poitrine une chambre secrète, pleine de haine pour le chrétien. » Il avait étudié les langues qu’on parle dans les oasis, il avait jeté la sonde dans les profondeurs ténébreuses du cœur arabe et de l’âme berbère. Au surplus, il est homme de ressources et de précautions. En 1865, le sultan Abdul-Aziz lui avait conféré un titre très honorifique, et on ne le connaissait plus en Turquie que sous le nom de Mustapha-Bey. En 1878, il obtint d’Abdul-Hamid un firman par lequel Sa Hautesse le recommandait à la bienveillance et aux égards de tous ses fonctionnaires comme de tous ses sujets.

Le firman était en bonne forme. M. Rohlfs s’était assuré que le papier avait été écorné à l’un de ses coins, c’est une formalité qui porte bonheur, et il l’avait examiné avec une scrupuleuse attention sans y découvrir nulle part un de ces mystérieux griffonnages, familiers aux Osmanlis et qui signifient : « Je vous enjoins expressément de procurer à Mustapha-Bey des chameaux, des vivres, des guides et tout le reste ; mais ayez bien soin de faire tout le contraire de ce que je vous dis. » Si régulier que fût le firman, il n’a pu avoir raison des Suyas et de la haine qu’ils ont vouée aux chrétiens. « Le fanatisme religieux, qui n’est pas moins dangereux que le climat homicide de certaines régions, nous dit M. Rohlfs, et qui a fait tant de victimes parmi les voyageurs allemands, anglais ou français, ne règne que chez les Sémites monothéistes, chez les peuples mahométans et aussi chez les Abyssins chrétiens. En Afrique, la limite du fanatisme ne s’étend que jusqu’au 5e degré de latitude nord. » Quand un noir polythéiste vous tue, c’est que vos intentions lui sont suspectes ou qu’il en veut à votre bourse ; le mahométan africain en veut quelquefois à votre bourse, mais c’est toujours avec un fer sacré qu’il vous assassine. M. Rohlfs le