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La société de géographie qui s’est formée en Allemagne pour l’exploration de l’Afrique équatoriale avait conçu, en 1878, le projet de faire reconnaître le cours supérieur du Congo et les territoires adjacens, et elle avait confié cette laborieuse mission à M. Gerhard Rohlfs. Pour des raisons qui lui parurent bonnes, cet éminent voyageur, qui a depuis longtemps conquis ses chevrons, se résolut à gagner l’équateur par le nord, en traversant la Tripolitaine et le désert libyque. Cet itinéraire devait lui permettre de déposer en passant aux pieds du sultan d’Ouaday les présens que lui destinait sa majesté l’empereur d’Allemagne, à savoir : des armes de prix, un gigantesque glaive richement damasquiné, deux burnous de velours violet et rouge, un magnifique parasol de soie verte, doublé de satin blanc, dont le manche mesurait deux mètres de hauteur et qui était enrichi d’arabesques et de franges d’or. Hélas ! ces splendides présens, auxquels M. Rohlfs avait ajouté un harmonium portatif et une belle horloge à musique de Genève, n’ont pu parvenir à leur destination, et il a été impossible à l’intrépide voyageur d’atteindre le cours supérieur du Congo ; à peine a-t-il pu dépasser le 25e degré de latitude nord. On ne saurait s’en prendre à lui, il s’est heurté contre d’invincibles résistances, et nous devons lui être reconnaissans d’avoir publié la relation de son voyage manqué, qui par la piquante simplicité du ton, par l’agréable et spirituelle candeur du récit, fait penser quelquefois à l’immortelle narration de la retraite des Dix mille[1]. Comme les Dix mille, à travers bien des dangers, M. Rohlfs a pu revoir la mer, qui lui a été plus complaisante que les sables et que les Arabes ; mais il ne pouvait se vanter d’être sorti de son aventure bagues sauves. Il ne rapportait que de tristes débris de ses collections, de ses papiers, de son journal, de ses vocabulaires, sans compter qu’il avait eu la douleur de voir déshonorer par de misérables Suyas l’admirable et impérial parasol vert, dont ils s’étaient partagé sans vergogne les franges d’or.

Personne n’était plus propre que M. Rohlfs à mener à bonne fin la périlleuse entreprise dont la société africaine lui avait remis la conduite. L’Afrique du Nord n’avait plus de secrets pour lui. Il avait parcouru plus d’une fois la Tripolitaine, bravé le meurtrier simoun, traversé dans tous les sens le désert, qui ne lui a jamais fait peur. Il estime que l’air tonique et chargé d’ozone qu’on y respire est l’ami de l’homme, que le climat du Sahara est en définitive le plus sain, du monde, à la condition d’avoir une coiffure qui protège les yeux, d’emporter une provision d’habits chauds pour résister aux rigueurs des nuits, de renoncer à porter des bas, déchausser des pantoufles arabes et de manger beaucoup d’ognons. Depuis longtemps aussi, il avait,

  1. Kufra, Reise von Tripolis nach der Oase Kufra, von Gerhard Rohlfs ; Leipzig, Brockhaus, 1881, 1 vol. in-8o.