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Vers quatre heures, un grand bruit se fit à mon étage, bruit confus, anormal, où je distinguais des voix, des encouragemens, une sorte de bêlement plaintif et la marche de souliers ferrés. J’allais sonner pour m’enquérir de la cause de ce vacarme, lorsque la porte de ma chambre s’ouvrit à deux battans ; Flaubert parut sur le seuil, rayonnant de joie, il s’écria : « Ceci est le jeune phénomène ! » et d’un coup de pied il poussa jusqu’auprès de mon lit le mouton à cinq pattes et à queue retroussée que l’année précédente nous avions vu à Guérande. Le cornac venait derrière, vêtu de sa blouse bleue, l’air narquois, le chapeau à la main et disant : « Tout de même, la montée a été rude ! » Flaubert promenait le mouton effaré qui s’oubliait sur le tapis, ordonnait aux domestiques d’apporter du vin, et criait à tue-tête : « Ce jeune phénomène est âgé de trois ans, il est approuvé par l’Académie de médecine et a été honoré de la présence de plusieurs têtes couronnées ! » Quelques personnes qui étaient en visite chez ma grand’mère, dans le salon voisin, accoururent au bruit et restèrent stupéfaites de cette exhibition à domicile. Le cornac saluait poliment et vidait sa bouteille. Flaubert triomphait, et je riais pour ne pas le désobliger. Il trouvait son invention admirable et disait : « Ce n’est pas un bourgeois qui aurait imaginé cela ! » Au bout d’un quart d’heure, je congédiai le mouton, son propriétaire, et je fis balayer ma chambre. La descente présenta des difficultés ; le jeune phénomène glissait sur les degrés et risquait de briser sa cinquième patte. Le paysan se souvint du bon pasteur, il chargea le mouton sur ses épaules et s’en alla. Cette plaisanterie était restée dans le souvenir de Flaubert comme une action d’éclat. Un an avant sa mort, il me la rappelait et riait comme au premier jour. Il se divertissait sans mesure à ces grosses charges qu’il avait raison de qualifier d’énormes ; celle-là lui avait coûté une centaine de francs, qu’il ne regretta pas ; ce qui faisait dire à sa mère : « Il n’aura jamais d’ordre. »

Je me rétablissais lentement ; dès que je pus faire quelques pas à l’aide de béquilles, dès que je pus être hissé dans un wagon, je partis pour Croisset, où Flaubert travaillait toujours mystérieusement à la Tentation de saint Antoine, pendant que Bouilhet, moins réservé, nous lisait le premier chant de Melœnis, que nous admirions comme je l’admire encore. Quoique la saison fût belle et que la verdure des rives de la Seine fût douce aux yeux, j’avais été pris d’une nostalgie de soleil ; j’avais envie de voir des palmiers et de regarder des vols de cigognes passer dans le ciel. Je pouvais marcher à peu près ; je voulais faire, non pas un voyage, mais une excursion de quelques mois. Je m’en allai à Marseille ; je m’embarquai pour l’Algérie et je descendis à Oran, où ne commandait plus Lamoricière, remplacé par le général Pélissier, qui devait