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avec une certaine sévérité, ils jouissaient auprès de leurs contemporains d’une grande réputation, qui justifie la confiance dont le pape les honora.

Vis-à-vis des ouvrages eux-mêmes, Sixte ne fit pas preuve, tout nous autorise à l’affirmer, d’un discernement aussi grand. Vasari nous raconte, au sujet de la décoration de la chapelle Sixtine, une anecdote bien caractéristique. A la suite d’un concours ouvert entre les maîtres attachés à cette entreprise gigantesque, le pape décerna le prix au plus obscur d’entre eux, à Cosimo Roselli, parce que ses peintures étaient les plus riches, c’est-à-dire les plus chargées d’or et d’azur. L’examen des fresques de la Sixtine nous révèle, à la charge du pape, une autre erreur tout aussi grave. Désirant, dans ce vaste cycle narratif, multiplier le plus possible les faits (et partant les enseignemens), il induisit les artistes à violer la loi de l’unité d’action et à accumuler dans le même cadre jusqu’à trois ou quatre scènes distinctes. C’est ainsi que, dans l’une des compositions, on voit : à droite, Moïse tuant l’Egyptien ; au centre, Moïse et les Filles de Jethro ; à gauche, Moïse chassant les pasteurs de Madian. Dans une autre, le Christ est représenté quatre fois dans quatre actes différens de son ministère. Et encore si ces épisodes étaient séparés, ne fût-ce que par un pilastre ou des baguettes dorées, comme chez les primitifs ! Mais les ordres du pape étaient probablement formels, car pas un des collaborateurs, sauf Cosimo Roselli, dans son Passage de la mer Rouge, n’a osé rompre avec ces erremens déplorables. Le sujet principal disparaît au milieu d’épisodes secondaires ; là où l’on cherche une idée unique, savamment rythmée, on se trouve en présence de détails surabondans et confus ; la composition devient inintelligible parce qu’elle veut trop dire. Le Pérugin, qui l’aurait cru ? a le mieux su triompher de ces difficultés : sur les trois scènes qu’il était chargé de représenter dans un des compartimens, il en a relégué deux au fond, laissant l’autre, la Remise des clés, se développer librement sur le premier plan.

Telle était chez Sixte la fièvre d’organisation qu’il voulut réglementer non-seulement l’art, mais encore les artistes. Il ordonna aux peintres fixés à Rome de se réunir, d’élaborer des statuts, de former une corporation. Une trentaine de maîtres répondirent à son appel, et il prit sous sa protection l’institution naissante qui devint si célèbre dans la suite sous le titre d’Académie de Saint-Luc.

Mais, pour jouir de sa bienveillance, il fallait que les membres de la corporation restassent ses sujets dévoués, bien plus respectueux ; sinon leur qualité d’artistes ne les protégeait pas contre les emportemens de l’inexorable Sixte. L’un d’entre eux, Antonio di Giuliano, en fit la triste expérience. Lors du siège de Cavi, dont la prise tenait