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Lui, si bien informé d’habitude et amateur passionné de documens inédits, il n’a pas su que Mme de Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses Mémoires, qui se développaient parallèlement à ceux de son mari, les complétaient, et dans bien des cas les éclairaient. Ces mémoires, écrits sur des cahiers reliés en maroquin rouge, je les ai lus. Plusieurs anecdotes relatées avec une sincérité toute conjugale expliquent l’ennui qui a toujours pesé sur Chateaubriand ; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de famille, et je ne crois pas avoir le droit de les révéler ; mais il en est une que je n’éprouve aucun scrupule à raconter, car elle touche en quelque sorte à la vie publique. Sous l’empire, alors que Chateaubriand, se considérant comme exilé, habitait dans la vallée d’Aulnay, il sortit un jour en voiture avec sa femme pour faire une promenade qui dura plusieurs heures. Lorsqu’il rentra, son jardinier, fort ému, lui raconta que deux messieurs étaient venus visiter la propriété et l’avaient interrogé. L’un de ces messieurs était grand, de visage sévère encadré de favoris noirs ; il portait une redingote bleue, une culotte de peau et des bottes à revers ; l’autre était petit, légèrement replet, de teint olivâtre et de physionomie très mobile ; il semblait, ne pouvoir tenir en place et frappait les arbustes d’une cravache qu’il tenait en main. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, il s’écria : « Mais de quoi donc Chateaubriand se plaint-il ? il est très bien ici. » Puis il s’éloigna pendant que le grand monsieur questionnait le jardinier. Au bout de quelques minutes, le petit homme revint et dit : « Allons-nous-en. » On remit un rouleau de cinquante napoléons tout neufs entre les mains du jardinier, qui vit les visiteurs s’éloigner à cheval, escortés de deux domestiques à livrée verte. D’après le portrait, Chateaubriand n’eut pas de peine à reconnaître Duroc et Napoléon. Sur les allées râtissées, il suivit la trace des pas de l’empereur et arriva jusqu’à un endroit où il vit un petit tas de sable sur lequel une branche de laurier cueillie à un arbre voisin était plantée. D’un coup de pied, il éparpilla le monticule et découvrit un gant. Si l’emblème du défi et de la guerre venait d’être enterré par l’empereur lui-même, c’était une proposition de paix. C’est ainsi du moins que le comprit Chateaubriand ; il se contenta de mettre le gant dans sa poche et de recommander au jardinier de garder le silence. Si Chateaubriand avait été le vaniteux et l’ambitieux que l’on a dit, il avait là une belle occasion de satisfaire sa vanité et son ambition ; il eut assez d’orgueil pour n’en point profiter.

L’année qui précéda sa mort, en 1847, pendant notre voyage en Bretagne, Flaubert et moi nous avions visité l’îlot du Grand-Bé et le tombeau qu’il s’y était préparé depuis longtemps. C’est Flaubert qui en fit la description, que je copie : « L’île est déserte, une