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une époque ouverte à tous les sentimens généreux ! À défaut d’une église ou d’un palais proclamant la magnificence de son fondateur, tous, jusqu’à d’humbles bourgeois, voulaient du moins laisser un monument funéraire qui perpétuât la mémoire de leurs vertus ou de leurs richesses. Les plus austères n’échappaient pas à ces préoccupations mondaines. Il y a bien de l’orgueil encore dans l’apparente humilité de ce cardinal qui déclare que, s’il désire une sépulture honorable, c’est par respect pour le rang qu’il a occupé et nullement par sollicitude pour sa misérable dépouille terrestre ; qui, tout en protestant de son indignité, compose lui-même son épitaphe en beaux hexamètres, et demande à être enterré à Saint-Pierre, à côté du pape Pie II. Combien peu eurent le courage de mépriser sincèrement ces suggestions de la vanité ! À Rome, pour l’époque dont nous nous occupons, l’histoire ne cite guère qu’un nom, celui du cardinal Latino Orsini. Ce prélat modèle défendit que l’on marquât, ne fût-ce que par une épitaphe, l’endroit où il serait enseveli.

Inspiré par ce Triomphe de la Renommée, que Pétrarque a chanté en si beaux vers, le XVe siècle ne se contenta pas de s’adresser à la postérité, il voulut remonter dans le passé le plus loin possible. Plus de famille qui ne cherchât à se rattacher à quelque tribu de l’ancienne Rome, plus de ville qui ne se découvrît un fondateur parmi les héros de l’antiquité. Qu’étaient les poudreux parchemins du moyen âge quand on pouvait espérer de trouver ses lettres de noblesse tracées sur le marbre en beaux caractères lapidaires ? Le souvenir des grands hommes devient un véritable culte. Tout à coup les Florentins, comme s’ils ne comptaient pas parmi leurs concitoyens vivans assez de génies impérissables, éprouvent le besoin d’élever dans leur cathédrale un monument à Giotto, mort depuis cent cinquante ans. Mantoue et Côme tiennent à honorer par des statues les écrivains qui les ont illustrées dans l’antiquité, Virgile, les deux Pline. Padoue montre avec orgueil les ossemens de Tite-Live, et le roi Alphonse de Naples considère comme un bonheur sans prix de recevoir, à titre de relique, un bras de l’historien.

Dans son beau livre sur la renaissance, Jacques Burckhardt a montré avec quelle habileté les humanistes exploitèrent ces aspirations, qu’ils avaient contribué à provoquer. Ils s’érigèrent en dispensateurs de la gloire, promirent une louange éternelle, menacèrent d’une flétrissure indélébile. Pendant plus d’un demi-siècle on vit l’un des plus fameux d’entre eux battre monnaie en exploitant la vanité des potentats de l’Europe entière, sans qu’une voix s’élevât pour protester contre ce trafic honteux. L’impartialité de ce précurseur de l’Arétin, — nous avons nommé François Philelphe, —